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Communication donnée le 4 octobre 2002 lors du colloque international L’Art contemporain et son exposition au Centre Georges Pompidou à Paris, co-organisé par le Collège International de Philosophie et le Ministère de la Cultureet de la Communication. .

Amar Lakel est docteur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris X-Nanterre. Il est chargé d’étude à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris.


Tristan Trémeau est docteur en histoire de l’art à l’Université de
Lille III-Charles-de-Gaulle, critique d’art (Artpress, L’Art Même, Art 21) et commissaire d’expositions. Il enseigne l’histoire de l’art contemporain et l’histoire des expositions à l’Université de Paris 1-Sorbonne.

Cette communication est la première issue d’un travail, conçu sous la forme d’un dialogue entre un historien de l’art et critique d’art, dont les écrits et l’enseignement universitaire analysent les enjeux esthétiques et politiques de la croissance de la valeur d’exposition depuis les avant-gardes jusqu’aux pratiques de l’art contemporain, et un chercheur en sciences de l’information et de la communication dont les domaines de recherche, regroupés sous la problématique générale des relations entre espace public et médias, sont l’étude des rapports entre infrastructures communicationnelles et gouvernance ainsi que l’analyse des restructurations des relations entre société civile et État en France. Notre dialogue s’est construit autour du souci de penser ce qui, dans un grand nombre d’œuvres contemporaines, dans leurs modes de production, d’exposition et d’adresse aux spectateurs, dans l’expérience que ceux-ci ont de ces œuvres et de leurs dispositifs d’exposition, relève de la traduction d’a priori idéologiques qui nous paraissent esthétiquement et politiquement critiquables. Nous voulons parler essentiellement des stratégies artistiques et des discours d’exposition qui promeuvent des notions telles que le don, la reliance et le pacte, qu’ils ressortissent à ce que Nicolas Bourriaud appelle l’esthétique relationnelle (1) ou à ce que Thierry de Duve, avec l’exposition Voici, entend imposer comme impératif de l’art : la création d’un nouveau pacte communautaire unissant le je, le vous et le nous (2).
Notre but est de soumettre à critique et à discussion tout ce qui relève :
1. de stratégies de monstration de la supposée naturalité et banale universalité de l’homme dénudé, où le quotidien de l’“homme du commun” s’érige comme modèle d’un art pastoral postmoderne ;
2. de techniques de dévoilement, d’assignation et de médiation du soi par l’exposition d’une relation intime et collective du je à l’autre et du nous au nous, où nous rencontrons les vieux modèles pastoraux catholiques (la confession, la communion et le tableau pastoraux) ;
3. de processus d’exposition de la communauté, toujours considérée comme à la fois à restaurer et à venir, en raison de l’impératif absolu et déclaré de l’alliance, du pacte social, en lequel le “peuple homme” se miroiterait et se reconnaîtrait.
En partant des œuvres et des expériences qu’elles procurent, puis en analysant ce que leurs dispositifs d’exposition impliquent comme retombées idéologiques, nous verrons que le champ de l’art contemporain s’est trouvé chargé, depuis le début des années 1990, d’une mission pastorale qui se confond avec la mission médiatrice assignée aux artistes et à leurs productions par l’institution, et qui recoupe la mission politique de constitution de la communauté de communication, promue par le philosophe Jurgen Habermas et déjà critiquée par Michel Foucault dans ses derniers écrits.

Le renversement

Du point de vue de l’évolution des dispositifs artistiques dans le champ de l’art contemporain, le phénomène que nous voulons décrire semble avoir pris pour positives - comme “allant de soi” et proposant une nouvelle “nature” de l’exposition et de l’adresse artistiques - les dimensions idéologiques que Michel Fried redoutait voir poindre et se développer dans l’art minimaliste. L’analyse proposée par ce dernier dès 1967 est passionnante, quoique limitée par l’opposition binaire qu’il orchestre entre minimalisme et modernisme (3), car Fried signale les risques de glissement idéologique de ce qu’il appelle la “théâtralité de l’art littéral” (4). Il a bien perçu que les œuvres minimalistes étaient d’emblée conçues comme indissociables de leur mise en situation dans l’espace, et que la présence du spectateur était un préalable à l’établissement de la situation produite, en même temps que sa visée. Les sculptures de Robert Morris ou Tony Smith, en raison de leurs proportions humaines, interpellent le visiteur, l’assignent à comparaître et à se comparer à ces objets si anthropomorphiques qu’il deviennent les modèles de l’espace et du spectateur. Selon Fried, l’objet minimaliste “extorque” au spectateur une “complicité particulière” et “exige sa considération” , parce qu’il se présente dans un rapport où tous les attributs mythiques du nu, de la simplicité et de la pureté phénoménologique s’exposent (5): un calme bloc obscur me fait face, son silence me tient à distance, il est autre et je suis moi :“être mis à distance de tels objets n’est pas, écrit Fried, une expérience radicalement différente de celle qui consiste à être mis à distance, ou envahi par la présence silencieuse d’une autre personne”.
De fait, les dispositifs minimalistes incluent cette question du je et de l’autre, et donc du je ou du soi qui se révèle à soi-même, par le face-à-face (dimension anthropomorphique de la sculpture parfois creuse et donc mentalement accueillante pour mon corps), la projection spéculaire (utilisation récurrente du miroir) et l’identification sérielle (la répétition générique du même me renvoie à moi-même comme communément générique). Robert Morris n’était pas dupe de ce que pouvaient impliquer ces dispositifs, puisqu’il s’est exposé, photographié nu, au sein de sa I Box de 1992 (6). Cette exposition ne peut être qu’ironique, parce qu’un tel degré de tautologie (la boîte en forme de I - de je -, qui s’ouvre pour dévoiler son intérieur qui n’est autre que Morris lui-même dans son plus simple appareil, un sourire narquois aux lèvres) ne peut que détruire l’illusion d’un rapport direct à l’autre. C’est pourtant ce rapport qu’a voulu instruire Thierry de Duve, lors de l’exposition Voici, en exposant de façon liminaire des sculptures aux dimensions anthropomorphiques, debout ou couchées (Me Voici), puis en assimilant la question du monochrome et celle du miroir, de la planéité et de la visagéité (7), dans la section Vous Voici. Cette seconde section s’avère la plus problématique puisque y étaient exposés un monochrome noir de Günter Umberg, une représentation de miroir aveugle par Roy Lichtenstein, un vrai miroir de Jeff Koons, un tableau de René Magritte figurant une femme, de dos, qui regarde un monochrome noir, et une toile brodée de Rosemarie Trockel où est inscrit “Cogito ergo sum”. L’idée d’une complétude de la forme pure, impersonnelle et indifférenciée, ouvrant à l’universel, serait exemplifiée par le monochrome, exposé par de Duve comme ce qui, dans son épuration et son caractère dénudé, garantirait par effet spéculaire et identification l’idée d’une unicité du sujet et la révélation de lui-même et à lui-même comme sujet : comme si la forme n’avait pas d’histoire et le sujet non plus, comme si la forme n’était pas l’objet d’une production historique et le sujet non plus.
Sur le socle phénoménologique “commun” de la rencontre - notion ô combien problématique mais non problématisée par de Duve -, idée à partir de laquelle le minimalisme a fondé en partie sa démarche, l’homme générique et universel (le spectateur attendu et interpellé par l’accrochage de Voici) se doit de reconnaître son existence en tant que sujet par et pour la communauté (le Sujet). Deux salles plus loin, après que de Duve eut installé des tableaux abstraits carrés (“effet visage”) ou rectangulaires (“effet corps”), dix-sept travailleurs immigrés nous font face, muets, dans une projection vidéo de Gary Hill. Ils regardent le spectateur silencieusement : “Revoici la figure humaine (...) Ce sont des travailleurs immigrés. L’étranger. L’autre. Voici une œuvre qui nous confronte avec l’altérité de l’autre - au singulier, comme dit le titre, Spectateur” (8). L’exposition Voici opère ainsi un renversement idéologique complet de ce qui était en jeu (et faisait enjeux) dans le minimalisme et les œuvres contemporaines de Robert Smithson, Art & Language, Gerhard Richter, Dan Graham, Daniel Buren ou Michelangelo Pistoletto, qui usent tous du miroir comme d’un outil de déconstruction et d’exposition critiques des instances participant à la création et à l’installation de l’œuvre, depuis l’artiste et ses modes de production jusqu’aux modes d’exposition et d’adresse de l’œuvre aux spectateurs, en passant par les différents cadres que produisent et dans lesquels s’inscrivent les dispositifs et les personnes amenées à les habiter, à les arpenter. Tandis que ces derniers, en mettant à jour et en déplaçant les moyens techniques spéculaires, œuvraient par souci de problématisation au bénéfice des spectateurs, pour les rendre moins dupes des a priori de la recherche d’identification et de reconnaissance, Thierry de Duve tient pour acquis et naturel ce qui s’expose de façon critique dans ces machines déconstructives. Celles-ci, selon le discours de Voici, n’auraient été qu’un moyen de restaurer de l’évidence et de l’identification.

Un autre aspect de ce renversement tient à l’extension pédagogique et anthropologique de ce principe de déconstruction critique (9). Christian Bonnefoi a signalé cet écueil dès 1980, dans une conférence où il démontre que, prendre pour préalable et visée la présence du spectateur peut amener “à lier l’œuvre à l’idéologie de la reconnaissance, de l’identification et de ce qui dans le didactique fait culture” (10). Il ajoute que, “dans le meilleur des cas, la chose produite a valeur didactique (le minimalisme), elle nous renseigne sur les conditions d’apparition du voir; dans le pire des cas, elle crée une méta-stylistique, la sommation faite aux artistes de produire ici et non pas là. En gros, elle se substitue au monde. Elle pousse non pas à créer l’œuvre, à la méditer, mais à relier un objet au réel, à ce qui le borde, à ne rien disjoindre dans le réel. Nous aboutissons au deuxième âge du musée” (11). Ainsi l’objet exposé, “de relationné qu’il était devient relationnant et partie intrinsèque de la relation” (12), ouvrant le champ à ce qui a été nommé, depuis une dizaine d’années, l’esthétique relationnelle. Nicolas Bourriaud signale d’ailleurs ce passage à propos des dispositifs de Felix Gonzalez-Torres ou Andrea Zittel : “Ce type d’œuvres (qu’on nomme faussement “interactives”) prend ses sources dans l’art minimal, dont l’arrière-plan phénoménologique spéculait sur la présence du spectateur comme partie intégrante de l’œuvre” (13). Comme nous l’établirons, ce glissement relationnel participe du même renversement opéré par Voici, parce qu’il restaure sur un mode participatif et communicationnel - mais tout autant spéculaire - des relations académiques et profondément idéologiques avec les spectateurs : identification spéculaire, reconnaissance de “dénominateurs communs” et édification morale, le tout au service d’un processus de subjectivation et d’aliénation des sujets au Sujet (14).

Le tournant pastoral

Si nous suivons les conséquences de ce renversement jusque dans ses extensions les plus transparentes et spéculaires, nous rencontrons en premier lieu nombre d’œuvres contemporaines où s’expose ce que Dominique Janicaud a appelé en 1990 Le tournant théologique de la phénoménologie française (15), où, dans la pensée de Emmanuel Lévinas et Jean-Luc Marion, le Visage avec un grand V devient l’icône retrouvée et restaurée de l’Autre, avec un grand A qui sert à lui assurer son caractère générique (16). Combien d’œuvres contemporaines nous imposent des face-à-face sériels et spéculaires avec des autres, capturés dans la foule ou exposés frontalement et silencieusement (Beat Streuli, Gary Hill) ? Symptomatiquement, tous les auteurs qui commentent ces œuvres ou les exposent citent Lévinas, parlent d’une “communauté de visages” où “la foule représentée gagne alors la tessiture d’une communauté à laquelle appartient finalement le spectateur” (17), surtout lorsque ceux qui nous sont ainsi exposés sont des immigrés et des figures de l’exclusion (SDF, marginaux), parce qu’ils sont parmi les nouvelles figures d’un art pastoral contemporain. C’est en effet ici que nous pouvons aborder ce que nous nommerons, pour paraphraser Janicaud, le “tournant pastoral de l’art contemporain”.

En 1990, Thomas Crow avait suggéré que le genre de la pastorale se perpétuait dans l’art contemporain (18). La pastorale est au départ un genre artistique qui exalte les vertus de la vie rustique, en la figure du berger, du pauvre hère, de l’idiot ou de l’amant désolé, dans un milieu campagnard, donc supposé plus proche de la “vie commune” et de l’état de nature. Ce genre a connu un grand succès du XVIème au XVIIème siècles, au moment où s’énonçaient les philosophies de l’état de nature (Locke, Rousseau...). Cet art s’adresse principalement aux aristocrates et aux bourgeois qui y retrouveraient les “vraies valeurs” qu’ils auraient oubliées. Les modèles se sont depuis déplacés vers les figures du marginal, du SDF et de l’immigré, qui seraient les meilleurs véhicules d’une volonté de démonstration de l’existence d’une communauté originelle des hommes, qu’il s’agirait de recréer et de nouveau d’exposer. Comme l’a démontré Julian Stallabrass en 1999, dans un livre (19) où il déconstruit l’idéologie pastorale des Young British Artists (Damien Hirst, Tracey Emin, Gillian Wearing, Richard Billingham, Mark Wallinger...), cette esthétique est un point de vue de classe, profondément bourgeois et de surcroît réactionnaire : contre l’art élitiste et distant de la communauté des hommes, réévaluons le commun et le banal, parce qu’il est garant d’authenticité et de sincérité, bref supposé plus naturel (20). Plus encore, nous voulons démontrer que l’art pastoral s’est récemment développé sous la forme de dispositifs qui excèdent ce genre de la naïveté en le constituant comme une véritable technique idéologique. L’étude du dispositif pastoral, léguée par Michel Foucault dans ses derniers écrits (21), nous ouvre aux enjeux d’une transformation du rôle de l’institution publique d’exposition, de l’artiste à l’œuvre et au commissaire, à une fonction de restauration de l’ordre social par des techniques de subjectivation de soi.
Pour comprendre cela, il nous faut repartir des nouvelles figures génériques de la pastorale postmoderne et étudier ce que les photographies et vidéos d’êtres supposés plus proches de l’état de nature, les nouveaux “bons sauvages” désormais identifiés au SDF ou à l’immigré, en bref l’exclu, sont chargées de véhiculer dans leur exposition. Selon la rhétorique de la pastorale, l’exclu doit révéler, depuis sa marginalité et son extranéité même, ce qu’est la communauté et ce qui la constitue. La comparution et l’exposition de l’exclu sont censées réactiver le pouvoir révélateur, à l’adresse de la communauté, de l’homme dénudé et christique. La logique n’est pas nouvelle, simplement nous la croyions dépassée parce que tellement liée au christianisme et au paradigme humaniste. Or, ceux-ci, n’en doutons pas, font retour aujourd’hui. On peut ici songer aux raisons précises qui ont motivé Jochen Gerz pour la mise en œuvre des Mots de Paris sur le Parvis de la cathédrale Notre-Dame, en 2000. Ayant constaté la disparition de la figure mythique du mendiant et du théâtre de la Cour des Miracles, il a décidé de palier ce manque, car le mendiant jouait le rôle pastoral du conteur et du fou qui dévoilait aux hommes aveuglés par les faux-semblants de l’existence et des rapports sociaux, l’étendue de ce qui leur échappait, la vérité nue de la vie. C’est ainsi qu’il en est venu à concevoir un dispositif public, une sorte d’abribus dans lequel des SDF prennent la parole et s’adressent aux gens qui passent.
Écoutons le psychanalyste Gérard Wacjman commenter cette œuvre : “Les SDF racontant Paris révèlent un visage inconnu de Paris, un Paris, sinon invisible, du moins impossible à voir pour un simple promeneur. Mais c’est aussi un vieux projet de l’art de faire voir ce qu’on ne peut pas voir : les anges, qui les a vus en dehors des tableaux ? Qui ? Dans un tel projet, les SDF qui font voir - même si ce ne sont pas des anges - accomplissent eux-mêmes l’œuvre de l’art. Il est donc parfaitement justifié et rigoureux de dire que, dans Les Mots de Paris, ils sont des œuvres d’art, puisqu’ils font voir, par leur présence et par leur parole, une ville “invisible” que nos yeux habituellement ne voient pas” (22). Cette analyse est en effet justifiée et rigoureuse, dans le sens où elle révèle bien ce qui fait fond idéologique pour ce projet éminemment pastoral. En premier lieu, Les Mots de Paris sont une tentative de restauration du pouvoir révélateur mythique de l’exclu, dont Gerz regrettait la disparition. Par ailleurs, ce dispositif procède de trois dimensions pastorales clairement identifiées comme catholiques - la confession, la communion et le tableau pastoral -, puisque ce sont les termes mêmes des missions pastorales et apostoliques assignées aux prêtres, et rappelées à l’occasion du Jubilé par Jean-Paul II.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas pour nous de déclarer que nous assistons au retour d’un art sacré catholique, mais que ce qui a toujours structuré le catholicisme en ses missions pastorales mêmes innerve les pratiques artistiques et d’expositions contemporaines qui revendiquent les notions d’échange, de médiation et de pacte. La liturgie pastorale est tellement banalisée que la recette est connue de toute personne qui a regardé au moins une fois TF1 le soir, aux heures de grandes écoutes. Un “faux groupe”, pris au hasard ou du moins constitué en dehors des critères de l’artiste, assure l’objectivité de la représentation démocratique. Ainsi de Sylvie Blocher qui passe une annonce dans un journal bruxellois afin d’inviter des familles à exposer leurs relations entre membres, donc à se confesser sous le regard et dans l’écoute silencieuse du confesseur. Le hasard démocratique de la Grèce antique, mêlé aux socio-types représentatifs des instituts de sondage, ce qu’on appelle un panel, assure la première étape de désubjectivation intellectuelle pour l’artiste, ou de l’objectivation sociale : ce n’est pas moi qui ai choisi, ce sont eux qui sont venus à moi parce qu’ils se sont reconnus comme à la fois singuliers et représentatifs. Ensuite, un jeu procédural, souvent introspectif, engage le modèle dans l’exposition de son intimité, souvent contre son gré (car il faut assurer la sincérité de la procédure), qu’il adresse au spectateur comme un don. Ce dernier est sommé de s’engager dans une sympathie fusionnelle sous peine d’être accusé d’inhumanité car, devant la valeur absolue du cadeau (23), le récepteur ne peut garder aucune réserve de soi.

Le sacrifice du modèle, en raison de l’exposition-dévoilement de son intimité, nous oblige à l’échange car nous sommes en dette face à cette confession. Telle est l’anthropologie primitive à partir de laquelle nous sommes invités à reconstituer la communauté dite ouverte. L’œuvre de Sylvie Blocher, intitulée For ever (24), a été commandée par de Duve pour Voici et a pris place dans la troisième section, Nous voici. La communauté familiale s’y expose comme modèle car, écrit de Duve, elle est “le microcosme où s’élaborent toutes les relations sociales et où les liens affectifs sont les plus forts” (25). Aimez vous ! L’injonction paradoxale révèle toute l’ambiguïté d’une théologie de la sympathie qui fait vibrer le totalitarisme des cœurs. Refuser devient alors impossible. Critiques et théoriciens, ceux qui osent penser deviennent une menace à l’élan affectif : “Aime ton prochain comme toi-même. (...) Il faudrait être fou ou dépravé, assène Thierry de Duve, pour oser dire que cette valeur n’en est pas une” (26). L’heure du grand enfermement est revenue. Penser mène à l’abject, aimer au tout.

Cette technologie dans le dispositif pastoral peut être classée dans la grande histoire de la confession. Toutefois, le dispositif confessionnel est inversé, car le spectateur n’est pas à la place du confessé en dette mais à celle du confesseur en dette encore plus grande. Ce sont bien entendu des absolus qui nous piègent par ce cadeau que l’on ne peut pas réparer : l’Amour, la Vie, la Mort, la Famille. Ils sont les Plus Grands Dénominateurs Communs. Après la confession vient la communion comme dispositif pastoral. Ici, le jeu procédural engage directement et collectivement le spectateur. Ce dernier est invité, à partir de sa subjectivité particulière, à réaliser l’unanimité communautaire et fusionnelle en prenant part au rituel qui donne corps à la communauté comme Sujet. Il ne s’agit évidemment pas de retrouver Dieu ou la vérité ou encore le sens commun, mais uniquement d’être objectivement nous comme rituel. C’est ce que Jochen Gerz a mis en œuvre avec le Vote de Barbirey : sept personnes, choisies au hasard dans le village pour constituer un jury, décident à l’unanimité du nom d’une personne vivante qui sera inscrit sur une plaque à l’une des entrées du parc du château de Barbirey-sur-Ouche. Sur quoi parie cette procédure ? Rien moins que valoriser les convictions et a priori de chacun, soumis à discussion face à ceux des autres, dans le but de créer l’unanimité. En 2000, Pierre Perret a été l’élu unanime.

Enfin, la pastorale ne peut se penser sans le tableau pastoral, crèche apologétique du nouveau-né que, parfois, le spectateur est invité à rendre vivante par son intervention directe dans l’installation. Dans la tradition catholique, le village est appelé à créer une crèche vivante, afin de rejouer le Mystère et de souder la communauté dans l’échange participatif. De nouveau, il ne saurait s’agir, pour l’art contemporain, de dispositifs révélateurs des Mystères chrétiens, mais d’un souci de fonder un pacte de “sociabilité aussi bien laïque que mystique”, comme l’explique Paul Virilio à propos des Mots de Paris (27) . Ce pacte de sociabilité fondé par le tableau pastoral peut s’énoncer autrement : Nicolas Bourriaud évoque des ”modèles réduits de situations communicationnelles” qui favoriseraient la reliance sociale par les échanges “interhumains” et “intersubjectifs” (28). Les humains du petit village planétaire sont ainsi appelés à communier dans les tableaux pastoraux vivants confectionnés par Rirkrit Tiravanija ou Jorge Pardo, que les spectateurs complètent de leur présence. De toute façon, ils sont attendus, l’œuvre leur est disponible. Nul Mystère ne leur est révélé, ils n’ont qu’à répéter des gestes quotidiens (faire la cuisine, jouer, manger, parler, acheter, négocier...), ces gestes qui nous sont communs, dans leur banale universalité, à nous tous. Pour Bourriaud, il ne fait pas de doute que ces œuvres produisent “de l’empathie et du partage, génèrent du lien. L’art (les pratiques dérivées de la peinture et de la sculpture qui se manifestent sous la forme d’une exposition) s’avère particulièrement propice à l’expression de cette civilisation de la proximité, car il resserre l’espace des relations” (29).

Technologies de communication

Ce positionnement idéologique de l’esthétique relationnelle nous semble symptomatique de l’influence de la philosophie politique procédurale légitimée par une épistémologie de la communication au service du pacte social. Dans ce contexte, l’œuvre d’art est conçue comme une technologie de communication, un médium au sens le plus pauvre du terme - un moyen -, capable de relier les âmes égarées dans les dédales sophistiqués de la pensée. Tel le bâton du berger, elle est ce dispositif de pouvoir chargé de relier les hommes. Église d’une religion des TIC (30), elle s’empare de la pragmatique du langage en théâtralisant les relations de pouvoir immanent à la communication, pour en faire le nouveau dogme d’une alliance restauratrice de la communauté universelle. C’est ce que Lucien Sfez critique par son concept de “tautologie Frankenstein” (31): la relation est, par sa révélation, l’assurance de l’existence d’un code à venir mais déjà-là, un préconstruit à reconstruire (32). Si confession, communion et tableau pastoraux forment les nouvelles technologies de soi au service de l’idéologie de la médiation, on ne peut disjoindre le dispositif dans sa dynamique stratégique de ce que l’on peut nommer le renversement procédural. Cette philosophie libérale voudrait assurer sa légitimité à l’aune de la transparence et de l’a priori désengagé. De l’éthique communicationnelle de Jurgen Habermas à la théorie de la justice de John Rawls, cette philosophie politique tente depuis ces trente dernières années de concilier libéralisme et ordre social à partir de l’épistémologie ouverte par les théories du langage.

Comment restaurer la philosophie naturaliste en intégrant les thèses critiques des théories de la communication en général et de la linguistique pragmatique en particulier ? Il suffit en somme de convertir l’immanence du pouvoir communicationnel en un objet politique relationnant. Se présentant comme détaché de toute vision du monde particulière, ce discours de la forme expose des processus de signification pure. Cet idéal de politique communicationnelle s’immunise contre toute spécificité par une position critique. Se prenant elle-même comme objet, cette idéologie nous assure d’un nouveau soi communicationnel, connecté au marché libre de la pensée en réseau. Le miroir en est le dispositif paradigmatique. Cette œuvre qui ne mène nulle part se donne à voir comme engageant une négociation neutre et généreuse pour permettre à chacun de se révéler à lui-même. L’œuvre comme miroir, c’est l’autre comme moi-même, une reconnaissance de mon moi par l’autre, reconnaissance fusionnelle par le lien dans l’abîme dynamique du nous. Après avoir été débattue au sein de la critique philosophique européenne (33), il semble aujourd’hui que le monde de l’art contemporain souhaite être le nouveau champ de déploiement de cette théorie.

L’œuvre d’art devient cette procédure disponible pour faire communier le spectateur, non seulement dans le champ de l’esthétique relationnelle mais dans celui que veut circonscrire l’institution d’exposition. La médiation de l’œuvre d’art se présente dans la clarté absolue du contrat social invitant le spectateur et son désir de participer au jeu de la reconnaissance garantie par une éthique de la présentation. L’œuvre se donne à voir clairement dans son fonctionnement, qui dépend entièrement de l’accord du spectateur, devenu le consommateur absolu de l’œuvre (34). Cette procédure libre de négociation permanente sur le marché équitable des bons sentiments, est devenue l’étalon art. Bourriaud ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare que l’aura s’est désormais déplacée vers les spectateurs, sans tomber, précise-t-il, dans la forme fasciste de l’idée de masse, parce qu’il s’agit avant tout “d’encodages déterminés à l’avance et limités à un contrat” qui font que “l’aura de l’art contemporain est une association libre” (35). De fait, les approches de Bourriaud et de de Duve se retrouvent en une œuvre, que l’un célèbre et le second a exposé, un tas de bonbons posés dans l’angle d’une pièce par Felix Gonzalez-Torres. Ce don transparent de bonbons engage la totalité existentielle de l’œuvre/institution qui attend en échange l’inclusion émotionnelle de soi comme source de communauté et d’émancipation. Le paradigme du jeu est, écrit de Duve, un “je suis là pour toi”, qui forme la prothèse vampire se nourrissant de mon affection, me permettant d'accéder à moi-même. C'est un Appareil Idéologique d'Exposition postmoderne qui s'assume comme tel. Sans Dieu ni Raison, ce processus tient encore car il devient un processus pur de subjectivation (au service tout de même d'un dogme humaniste bourgeois). Par un don sans limite, l’œuvre-exposition joue l’individuation contre l’individu, l’interaction contre la personne. Le dispositif, bien connu des thérapies normalisatrices de groupes, tire son efficacité de ce double piège entre disponibilité et don. Le dispositif, par son innocente transparence, vous veut du bien. Mais tout est joué d’avance car “medium is message” nous à prévenu Marshall McLuhan (36). Accepter le jeu, c’est accepter la procédure pastorale qui lie la subjectivation à l’effacement dans la norme, l’effectuation de soi à l’exposition aux autres, la légitimité de sa vie à une dette absolue envers la communauté, le champ des possibles à un marché de libre échange.

La mission de service public

De cette aventure, on pourrait écrire l’histoire dramatique, pour les artistes, de la théâtralisation de la logique d’exposition. Cette histoire nous montrerait la profondeur des mises en garde adressées au minimalisme par Michael Fried - un essai qui n’a pas encore été étudié dans sa dimension d’essai politique (37) - et, au tournant des années 1980, par Christian Bonnefoi, qui en constate les développements non plus anthropomorphiques mais anthropologiques dans l’art contemporain. En assignant l’œuvre d’art à une mission essentiellement pédagogique, les artistes gérant l’héritage des dispositifs minimalistes ont donné prise à un programme de destruction de l’œuvre d’art, puis de l’artiste lui-même. Depuis, le dispositif de révélation et d’assignation s’est teinté d’une mission politique ou sociale totalement externe à l’œuvre ou à l’art. L’œuvre est devenue un modèle de communication et l’artiste un médiateur. Dans cette période postmoderne d’après Guerre Froide, l’idéologie dominante de la démocratie procédurale a informé la pratique des artistes disponibles pour en faire des médiateurs. Le statut double de l’œuvre procédurale, à la fois moyen et fin, fait apparaître aujourd’hui une division du travail dans la fonction pastorale entre l’artiste, chargé de mettre en place le dispositif, et l’institution culturelle publique, chargée d’en user pour relier les membres de la communauté : ils sont le bâton et le berger. En effet, l’instrumentalisation de l’œuvre d’art au service de la communauté mène naturellement à l’instrumentalisation de l’artiste au service des gardiens traditionnels de l’ordre social. L’art procédural constitue désormais une doctrine dont l’œuvre n’est que l’effectuation idéologique : révéler l’ordre naturel des choses tout en créant un pacte communautaire. La pratique de de Duve dans le cadre de Voici s’inscrit dans cette logique : réduire en effet l’art moderne à la simple illustration de l’exposition, devenue texte préalable. Et c’est l’exposition elle-même qui est désormais pensée au canon de l’art procédural. Elle devient, elle aussi, une invitation au dialogue dans une volonté interactive qui fait pénétrer le visiteur dans l’art, en lui-même et dans la communauté. Selon la subjectivité du commissaire, selon son essai, les œuvres doivent être disponibles. Les pièces doivent former les fragments d’une totalité : son dire, son don pastoral. La juxtaposition d’œuvres radicalement hétéronomes peut jouer sur les processus analogiques immédiats, sur la répétition de propriétés évidentes par la mise en série pour en faire des incarnations multiples du grand texte. Le commissaire fait don de son dire jusque dans les oreillettes du visiteur muni d’un audio-guide, se positionne en lieu et place des artistes, n’hésite pas à révéler ce qui était caché. Pas après pas, dans cette déambulation basilicale chargée de nous dépouiller progressivement de notre fardeau social, le spectateur se retrouve réduit à une alternative radicale : dissolution ou exclusion. L’artiste est devenu un artisan qui use d’un savoir-faire, qu’il négocie avec ceux qui l’entretiennent et lui passent commande.
Mais faire de l’art une prestation de service à la recherche du désir du spectateur roi, tirant sa légitimité de la jouissance par la reconnaissance, entraîne des bouleversements radicaux quant au statut de l’œuvre d’art et de son autonomie par rapport à l’institution d’exposition. Devenue effectuation particulière d’une mission de service public, l’œuvre est fonctionnarisée par la commande d’institutions qui renforcent leur mission de médiation culturelle. L’artiste, fonctionnaire lui-aussi de l’art contemporain, réduit à un travail d’exemplification, est enfermé matériellement dans son lieu d’exposition, au moment même où il enferme le spectateur dans l’expérience relationnelle. Directement issu de l’orthodoxie républicaine du XIXème siècle, l’artiste député dans l’institution publique d’exposition travaille le corps de la loi artistique pour léguer une œuvre à la communauté. Or, le député ne peut s’adresser à tous que parce qu’il est mandaté par tous. Il est donc l’élu de la communauté en son institution représentative. Le succès devient un référendum qui vient distinguer ceux qui acceptent la nouvelle alliance et forment pacte de ceux qui s’en excluent. Comme l’écrit Éric Mangion, “c’est certainement ce qu’ont compris des artistes tels que Douglas Gordon ou Pierre Huyghe pour qui le travail d’exposition passe par le développement de grands dispositifs visuels et sonores particulièrement œcuméniques et séduisants” (38). Ainsi, d’une part, la popularité et le succès suffisent à distinguer le bon art du mauvais, et, d’autre part, la responsabilité de l’artiste envers le pacte enferme sa création dans l’espace public. Il est désormais totalement anéanti par la tension entre les conventions et le public.

Conclusion

Nous pouvons tenter de résumer en une phrase les conséquences de ce tournant pastoral de l’art contemporain : c’est aujourd’hui à l’exposition comme méta-œuvre de présenter des œuvres qui se pensent elles-mêmes comme médiatrices et chargées par le méta-discours de médiation de l’institution, de présenter à l’homme sa supposée nature déjà-là, et de lui révéler le code préexistant qui fonderait toute relation sociale. Une exposition et un lieu incarnent absolument ce projet, Voici et le Palais de Tokyo. Voici s’est chargée de restaurer un pacte avec l’art moderne et contemporain, au prix d’un sérieux renversement qui a préparé le terrain au Palais de Tokyo. Ce dernier présente tous les atours de l’esthétique et de l’idéologie pastorales : on s’y confesse, on y communie et on y joue à compléter la crèche apologétique de la communauté restaurée, comme Marie-Antoinette et ses dames de compagnie jouaient aux bergères versaillaises, le tout sous le regard des vitraux réalisés par Beat Streuli, qui présentent les visages de la communauté humaine. Pourquoi refuser un si beau et si œcuménique tableau pastoral ? L’irruption d’une philosophie procédurale dans le champ de l’art a permis de mettre en place le dispositif pastoral au service de la restauration d’une idéologie naturaliste humaniste et universalisante, profondément réactionnaire, que l’on croyait oubliée depuis la révolution industrielle et l’émergence des théories critiques modernes qui ont rendu obsolète tout espoir de fusion de la communauté dans la figure de l’Homme comme absolu, en lequel chaque individu doit se reconnaître et dans lequel toute la société doit se réduire. Une série d’appareillages s’orchestre aujourd’hui pour empêcher toute position critique, tout espace personnel, toute possibilité de métamorphose de soi, par l’œuvre et dans l’œuvre. Aussi faudrait-il que, d’emblée et pour revenir à notre point de départ qui est aussi celui de ces appareillages théâtraux puis pastoraux, la relation de l’œuvre au spectateur soit “destituée de son statut d’évidence et de sa priorité” (39), parce qu’elle favorise les processus de reconnaissance et d’identification qui garantissent la maintenance et le prosélytisme de l’idéologie. Soit le plus grand enfermement possible quand l’œuvre par définition ouvre. Il serait temps selon nous de penser cette réelle positivité qu’est l’œuvre. En cela, nous ne pouvons qu’acquiescer à la proposition de Jean Lauxerois d’appeler à une “politique de l’œuvre” (40), revendication à laquelle nous sommes tentés d’ajouter, pour conclure provisoirement, “contre l’idéologie de l’exposition” en tant que celle-ci est, aujourd’hui, le champ d’application procédural des pratiques de l’art contemporain pastoral.

Amar Lakel et Tristan Trémeau, 2002.

1.Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 1998.

2. Me voici, Vous voici, Nous voici, sont les trois chapitres de l’exposition et du catalogue Voici, 100 ans d’art contemporain, Palais des beaux-arts de Bruxelles, 23 novembre 2000 - 28 janvier 2001, éd. Ludion/Flammarion. Cf. Tristan Trémeau, “Voici, ou l’exposition comme symptôme idéologique”, Artpress, n°266, mars 2001, p.88.

3. La défense du modernisme en opposition au minimalisme affaiblit en partie le propos de Fried, d’autant qu’il établit sa pensée sur l’idée d’un spectateur universel, à l’instar de ceux qu’il critique. Sur ce point, voir l’analyse très éclairante de Catherine Perret, “Faire un tableau comme on enroule une bobine de film-cinéma”, Ligeia-Dossiers sur l’art, “Abstractions”, n°37-40, octobre 2001-juin 2002, pp.40-46. C’est sans doute parce que Fried rencontre dans le minimalisme des grandes proximités en même temps que de très grandes différences d’avec le modernisme qu’il défend, que son analyse critique laisse apparaître les possibles écueils idéologiques de la “théâtralité littéraliste” de la façon la plus vive et limpide.

4. Michael Fried, “Art and Objecthood”, Artforum, été 1967, traduit par Claire Brunet et Catherine Ferbos, in Art Studio, Paris, n°6, automne 1987, pp.7-27. Toutes les citations de Fried proviennent de cet essai.

5. Robert Morris évoque, pour ses œuvres, un “mode d’appréhension public et impersonnel” (cité par Michel Fried, op. cit.). Dès l’apparition du minimalisme, Daniel Buren a signalé la part de “naïveté” de cette approche parce qu’elle ne prend pas en compte les contextes muséaux ou marchands dans lesquels ont lieu ces “rencontres phénoménologiques” : le white cube qui, lui aussi, propose tous les attributs mythiques de la simplicité et de la pureté, n’est pas un socle phénoménologique indifférent. Cf. Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990), textes réunis et présentés par Jean-Marc Poinsot, Capc, Bordeaux, 1991.

6. Robert Morris, I Box, 1992, contre-plaqué peint, métal, photographie, 48 x 32 x 3,5 cm, coll. Leo Castelli Gallery, New York.

7. “Greenberg, affirme de Duve, n’a pas suivi très loin le fil éthique de sa réflexion esthétique. Il aurait été mieux avisé de parler de facialité, ou même de visagéité, plutôt que de planéité, car c’est bien du face-à-face avec l’autre qu’il s’agit dans la meilleur peinture abstraite” (Thierry de Duve, Voici, op.cit., p.195).

8. Il s’agit de Viewer, 1996, installation vidéo à cinq canaux, courtesy Donald Young Gallery, Chicago. Cf. Thierry de Duve, Voici, op. cit., pp.200-201.

9. Certains de ces artistes déconstructeurs, comme Dan Graham, ont revendiqué ce glissement vers le dispositif pédagogique : “Mon travail demeure pédagogique, mais c’est en même temps un spectacle. Autrement dit, Children’s Day Care, CD-Rom, Cartoon and Computer Screen Library Project, 1998-2000, et Girl’s Make-up Room, 1998-2000, vont très bien dans un secteur de musée qui bénéficie le plus de soutien financier, et qui est habituellement le plus banal, le département éducation” (Entretien avec Benjamin Buchloh, Dan Graham. Œuvres 1965-2000, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2001). À propos de ce renversement pédagogique, voir Tristan Trémeau, “L’artiste médiateur”, Artpress, numéro spécial, n°22, “Écosystèmes du monde de l’art”, 2001, pp.53-57.

10. Christian Bonnefoi, “La stratégie du tableau”, conférence donnée à la Biennale de Paris de 1980, d’abord publiée dans Rapports et Documents n°3, 1980, et reprise dans Christian Bonnefoi, Écrits sur l’art (1974-1981), Bruxelles, La Part de l’Œil, coll. “Diptyque”, 1997, pp.219-225.

11. Ibid.

12. Christian Bonnefoi, “Louis Kahn et le minimalisme”, in Architectures - Arts Plastiques, Paris, CORDA, 1979, repris dans Christian Bonnefoi, Écrits sur l’art, op. cit., pp.126-157.

13. Nicolas Bourriaud, “Coprésence et disponibilité : L’héritage théorique de Felix Gonzalez-Torres”, in Esthétique relationnelle, op. cit., p.61.

14. Dans ce que nous allons décrire, tout se passe comme si avait été prise pour positive et naturelle - nouveau palier du renversement - ce qui était déconstruit de façon critique et savoureusement ironique par Louis Althusser en 1970 : “Pour vous comme pour moi, la catégorie de sujet est une “évidence” première (les évidences sont toujours premières) : il est clair que vous et moi sommes des sujets (libres, moraux, etc). Comme toutes les évidences, y compris celles qui font qu’un mot “désigne une chose” ou “possède une signification” (donc y compris les évidences de la “transparence” du langage), cette “évidence” que vous et moi sommes des sujets - et que ça ne fait pas problème - est un effet idéologique, l’effet idéologique élémentaire. C’est en effet le propre de l’idéologie que d’imposer (sans en avoir l’air, puisque ce sont des “évidences”) les évidences comme évidences, que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître, et devant lesquelles nous avons l’inévitable et naturelle réaction de nous exclamer (à haute voix ou dans le “silence de la conscience”) : “C’est évident ! C’est bien ça ! C’est bien vrai !” (Louis Althusser, “Idéologie et Appareils Idéologiques d’État”, La Pensée, n°151, Paris, juin 1970).

15. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, éd. de l’Éclat, coll. “tiré à part”, 2001 (1990).

16. Ibid., p.16.

17. Léa Gauthier, “Communauté de visages”, Mouvement, n°16, avril-juin 2002, pp.42-43. Cet article porte sur la dernière installation de Gary Hill, Accordions (The Belsunce recordings, july 2001), créée à la Compagnie de Marseille (1er-30 mars 2002) et réactualisée au Plateau, à Paris dans le cadre de l’exposition Maquis (19 septembre-24 novembre 2002).

18. Thomas Crow, “Une vie plus simple : Essai sur la pastorale dans l’art d’aujourd’hui”, in catalogue de la Biennale de Lyon, L’Amour de l’Art, 1991, repris dans Modern Art in the Common Culture, Yale University Press, New Haven & Londres, 1996, pp.173-211. Nous sommes profondément redevables à Mick Finch qui nous a indiqué cet essai et pour ses intuitions quant à la logique pastorale qui a présidé à la création du Palais de Tokyo.

19. Julian Stallabrass, High Art Lite, British Art in the 1990s, Londres & New York, Verso, 1999. Voir notamment “The urban pastoral”, pp.237-245.

20. “C’est un travail à propos de choses très, très simples qui peuvent être vraiment dures. Les gens peuvent se sentir seuls, les gens peuvent avoir peur, les gens peuvent tomber amoureux, les gens meurent, les gens baisent. Ces choses arrivent et tout le monde le sait mais elles ne sont pas exprimées pleinement. Tout était recouvert d’une sorte de politesse, continuellement, et particulièrement dans l’art parce que l’art s’adressait aux classes privilégiées” (Tracey Emin, citée par Stuart Morgan, “The Story of I”, Frieze, Londres, n°34, 1997, p.60).

21. “Les techniques de soi” et “La technologie politique de soi” de 1982, “Usage des plaisirs et techniques de soi” de 1983. Ces écrits sont réunis dans Michel Foucault, Dits et Écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. “Quarto”, 2001.

22. Gérard Wacjman, “L’œuvre claire”, dans L’Anti-Monument. Les Mots de Paris, Paris musées / Actes Sud, 2002, p.50.

23. Le cadeau est d’ailleurs le titre d’un dispositif élaboré par Jochen Gerz pour Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains à Tourcoing. Pour une critique éclairante du protocole de réalisation et de don, ainsi que du dispositif d’exposition de Gerz, lire l’article de Cédric Loire, “Assez panser, enfin penser”, Ddo, Roubaix, n°41, septembre-octobre-novembre 2000.

24. Sylvie Blocher, Living Pictures/For ever, 2000, installation vidéo, 17’, tournée avec les habitants de Bruxelles, coll. de l’artiste.

25. Thierry de Duve, Voici, op. cit., p.284.

26. Ibid., p.253.

27. Paul Virilio, en 4ème de couverture de L’Anti-Monument. Les Mots de Paris, op. cit.

28. Nicolas Bourriaud, op. cit., p. 49.

29. Ibid., pp.15-16.

30. Technologies de l’Information et de la Communication.

31. Lucien Sfez, Critique de la communication, Paris, Seuil, Coll. “Point Essais”, 1992 (seconde édition).

32. Soit ce que décrit précisément Jean-Charles Masséra à propos des projections d’images diapositives de Beat Streuli, qui “proposent une représentation de l’homme de la rue (homme ordinaire). Projection d’une manière d’être à venir, sans message” (Jean-Charles Masséra, “Beat Streuli, manières d’être”, Artpress , N°197, décembre 1994, p.48).

33. Se reporter à Individu et justice sociale, autour de John Rawls, Paris, Seuil, Coll. “Point Politique”, 1988 et, concernant les antécédents américains du débat, cf André Berten, Pablo Da Silveira et Hervé Pourtois, Libéraux et Communautariens, Paris, P.U.F., Coll. “Philosophie Morale”, 1997. Voir aussi Michel Foucault, Dits et Écrits II, op.cit.

34. Tout ce que nous exposons ici est précisément la somme des postulats de Nicolas Bourriaud : “L’art, parce qu’il est fait de l’étoffe même dont sont faits les échanges sociaux, occupe dans la production collective une place singulière. Une œuvre d’art possède une qualité qui la distingue des autres produits des activités humaines : cette qualité, c’est sa (relative) transparence sociale. Si elle est réussie, une œuvre d’art vise toujours au-delà de sa simple présence dans l’espace ; elle s’ouvre au dialogue, à la discussion, à cette forme de négociation interhumaine que Marcel Duchamp appelle “le coefficient d’art” - et qui est un processus temporel, se jouant ici et maintenant. Cette négociation s’effectue dans une “transparence” qui la caractérise en tant que produit du travail humain : en effet l’œuvre montre (ou suggère) à la fois son processus de fabrication et de production, sa position dans le jeu des échanges, la place - ou la fonction - qu’elle assigne au spectateur, et enfin le comportement créateur de l’artiste” (Nicolas Bourriaud, op. cit., p.43). Il y aurait beaucoup à “redire” de l’usage des références que l’auteur convoque (de la paraphrase liminaire de Maurice Merleau-Ponty à la citation de Marcel Duchamp), contentons-nous ici de signaler que ces postulats rencontrent l’idéologie communicationnelle. Par ailleurs, nous verrons que la dernière assertion sur le comportement de l’artiste est particulièrement éloquente quant à ce qu’il advient de son rôle.

35. Nicolas Bourriaud, op. cit., p.59.

36. Marshall McLuhan, Understanding Media, Mentor Books, 1964 .

37. À notre connaissance, seul Mick Finch a proposé, dans une communication, une analyse précise des issues politiques de l’essai de Fried, confrontées à la critique du Spectacle par Guy Debord : “Theatre/Spectacle - Absorption/Lived Time”, colloque Painting and Time, Hull School of Art and Design, Grande-Bretagne, avril 1998.

38. Éric Mangion, “L’effet bande-annonce”, Artpress, numéro spécial, n°22, op. cit., p.36.

39. Christian Bonnefoi, “La stratégie du tableau”, op. cit.

40. Jean Lauxerois, “Petit manifeste pour une politique de l’œuvre”, interview par Catherine Millet, Artpress, n°252, décembre 1999, pp.40-44.


Amar Lakel et Tristan Trémeau, 2002.