Cet essai examine
le lien entre ma pratique en atelier et son fond critique
et théorique. Ce fond traite de manière générale
les questions d’abstraction et de représentation
en peinture. Je me penche sur les questions portant sur la
rhétorique des structures picturales en peinture, la
peinture comme médium spécifique et l’histoire
de ses transformations et de ses prises de position critiques.
Un thème important et récurrent est celui de
la relation entre l’hégémonie culturelle
et l’abstraction picturale sur le plan des significations.
Je souhaite cependant indiquer que mon œuvre n’est
pas une démonstration simple de ce fond critique et
théorique. Il s’agit d’une base sur laquelle
s’appuie mon travail où se constitue une série
de propositions formant un dialogue critique.
L’essentiel de la logique des stratégies picturales
mises en oeuvre dans mes dernières peintures remonte
au début des années 1990. Je vais donc donner
une vue d’ensemble de ces origines avant de faire un
compte rendu de mes derniers travaux.
Closer Than You Think
Entre 1994 et 1996 j’ai réalisé une série
de peintures intitulées 'Closer
Than You Think' (« Plus près que vous
ne le pensez »). cette série se positionnait
contre une perspective spécifique concernant les questions
de la peinture et du médium, le tout dans un contexte
culturel et historique plus général caractérisé
par des enjeux d’hégémonie. Le fond discursif
était le débat critique entre la « High
Modernity » de Clement Greenberg et le minimalisme,
en particulier celui des oeuvres et écrits de Robert
Morris et Donald Judd. Comme l’a indiqué Michael
Fried, le minimalisme était pour une large part la
conclusion logique de la pensée de Greenberg (1). Morris
et Judd ont relevé les points faibles des idées
de Greenberg sur le médium et la condition picturale.
Sans grande difficulté, ils ont su remettre en cause
ce que certains considèrent comme une idée conservatrice
de la peinture. Ils ont à leur tour adopté une
autre position formelle, s’articulant autour d’une
catégorie hybride d’objets d’art qui n’était
« ni peinture, ni sculpture » mais formée
d’objets spécifiques (2). Débat avait
donc lieu entre une idée spécifique et absolue
du médium dans une dynamique réductrice qui
caractérise la pensée de Greenberg, et une idée
étendue et relationnelle de l’objet d’art
dans son contexte pour les minimalistes.
Cet épisode dans l’histoire de l’avant-garde
moderniste me paraît capital lorsque l’on considère
la peinture dans son contexte contemporain. Non seulement
le minimalisme a donné le coup de grâce à
la centralité de la peinture dans le projet moderniste,
mais il a également déterminé le fondement
d’une pratique artistique sur un terrain étendu
qui n’était plus lié à un médium
spécifique. En outre, Judd fit une distinction entre
les contextes américain et européen. Il voyait
le fonctionnement atomisé de la composition dans l’oeuvre
comme une « relique européenne contestable »
(3). Par opposition, il voyait le meilleur de l’art
américain récent comme typiquement non-composé,
en excès de la surface picturale, relationnel et dynamique.
Cette opposition entre composition-surface picturale et non-composition-objet
spécifique a amené Morris à développer
ses idées autour d’une relation perceptuelle
à la forme. En poussant la distinction entre oeuvres
composées et non-composées il arriva à
une distinction entre formes complexes et unitaires. Une forme
complexe exige que le spectateur la désassemble et
la comprenne au niveau de ses parties. La compréhension
par le spectateur d’une forme simple ou unitaire est,
par opposition, immédiate puisqu’elle est véhiculée
par le gestalt de la forme et n’exige pas de lecture
partie par partie. Cet effet de gestalt était pour
Morris le moteur de la réception de l’oeuvre
chez le spectateur dans une situation donnée. Afin
de renforcer cet aspect, l’art minimaliste avait tendance
à être organisé, exhibé et installé
en grilles incitant une lecture a priori de l’oeuvre
par le spectateur. L’installation qui en résulte
peut être pensée comme une « situation
» : une oeuvre totalisante qui inclut même le
spectateur.
Les problèmes soulevés par ce débat me
paraissent capitaux dans la condition contemporaine de la
peinture. Ils me vinrent à l’esprit de manière
plus surprenante lorsque je vis une pancarte publicitaire
pour Euro Disney à l’entrée du quai Eurostar
de la gare de Waterloo à Londres, en 1994, ainsi qu’une
campagne d’affichage en parallèle dans le métro
londonien
(cf. illustration
1).
Le motif visuel
de chaque affiche était le fragment d’un personnage
de Disney. Pour l’affiche d’Eurostar, c’était
l’oeil de Mickey (ses oreilles étaient utilisées
pour les affiches dans le métro). L’affiche Eurostar,
en plus de représenter Mickey, se dédoublait
subtilement en l’image d’un tunnel. Ce qui me
frappa avec cette image était l’efficacité
de l’image de Mickey comme gestalt. Seule une portion
de « Mickey » suffisait à évoquer
en instantané toute l’identité de l’image.
De plus, le slogan « The Magic is Closer Than You Think
» (« La Magie est plus près que vous ne
le pensez ») renforçait l’impression d’un
fonctionnement automatique et gestaltique de l’image,
alternant le fragment et l’identification de ce fragment.
L’ingénieuse structure de cette image publicitaire
a mis en lumière pour moi un des paradoxes du projet
minimaliste ; que ses objectifs relationnels et son utilisation
structurelle de formes de gestalt correspondent largement
à un modèle visuel, culturel et communicationnel
fortement illustré, insidieusement certes, par la campagne
de Disney. Les formes de gestalt sont monnaie courante dans
les campagnes d’affichage publicitaire, et la campagne
Eurostar/Disney illustre clairement leur mise en application.
Le lien se trouve dans l’utilisation d’effets
gestaltiques pour donner au spectateur ou au passant une familiarité
instantanée avec l’identité de l’objet,
compris comme un tout, ce mécanisme opérant
pour ainsi dire « plus près que vous ne le pensez
». « La magie est plus près que vous ne
le pensez » fait écho au propos de Robert Morris
: « On voit et tout de suite on ‘croit’
que le schéma dans son esprit correspond au fait existentiel
de l’objet » (4).
Ma pratique en atelier s’est servie de cette conjonction
comme prétexte pour un groupe de tableaux qui utilisaient
à la fois la syntaxe visuelle des publicités
Disney et une rhétorique d’abstraction picturale.
J’ai décliné des fragments des Mickey
en me servant de trames , de dispositifs de cadrage, de gestes
et de coulures. Ce qui m’avait frappé dans les
publicités Disney était leur efficacité
en tant que gestalts. Avec très peu d’information
visuelle toute l’image peut être décryptée,
témoignant de l’omniprésence de Mickey
si ce n’est sa qualité unitaire. J’ai installé
l’image fragmentée de Mickey dans des systèmes
de trames, je l’ai utilisée comme thème
récurrent en pochoir et l’imprimant sur des fonds
de peinture. Des réseaux de gouttes de peinture ont
permis de masquer ou de découvrir ces images. L’objectif
était d’utiliser la rhétorique historique
de la peinture et sa syntaxe comme une intervention dans son
déclin critique en tant que médium. Il ne s’agissait
pas tant d’un plaidoyer en faveur de le peinture que
de récupérer et mettre en avant sa spécificité
critique. Les peintures de cette série exploraient
un objectif bien précis. Trellis (MM1) (cf.
illustration 2) est bordé de camouflages avec au centre
une épaisse couche de peinture dans laquelle une image
de Mickey fut decalquee et repetee.
De la peinture
fut systématiquement égouttée de chaque
côté afin qu’elle converge vers le centre,
révélant les images imprimées en plus
de créer un réseau de gouttes en grille. Le
camouflage était un motif appelé ‘Trellis’
qui fut utilisé par l’armée américaine
dans la guerre du Vietnam. Peindre du camouflage sur une toile
fonctionne de la même manière que les cibles
ou drapeaux de Jasper Johns. Comme token image (par
exemple une cible peinte fonctionne comme une vraie cible)
cela défit une lecture simple ; cela fonctionne à
la fois comme camouflage et comme une référence
ou une représentation de camouflage. De la même
manière les pochoirs de la tête de Mickey (à
partir d’une boite en forme de Mickey) sont un déploiement
en index de l’image. Ainsi le spectateur est confronté
à la matérialité de la peinture. Une
série de marques différentes appelle le spectateur
et l’incite à faire une lecture de l’oeuvre.
Dans le même temps, une couche d’associations
génère un champ de références
et de significations. Avec une toile comme Trellis (mm2),
une syntaxe picturale abstraite s’exerce sur des formes
fortement associées à la culture américaine
et les questions d’hégémonie. De telles
références sont liées de maintes manières
à certaines questions sur l’hégémonie
culturelle des Etats-Unis soulevées par Serge Guilbaut
(5) et Yve-Alain Bois (6), sur lesquelles je reviendrai plus
loin. Ce qui m’intéresse avec Trellis (mm2)
et les peintures de cette série est de voir comment
elles peuvent être lues selon un axe culturel et non
purement phénoménologique selon les termes de
présence/absence ou de visibilité/invisibilité
comme c’est souvent le cas à propos de l’abstraction
picturale. Cela me fait penser à l’une des critiques
clés de la culture humaniste, Idéologie
et appareils idéologiques d’Etat (7), lorsque
le biais idéologique des institutions est rendu invisible
et devient ‘évident’. Comme l’écrit
Althusser: « Comme toutes les évidences, y compris
celles qui font qu’un mot « désigne une
chose » ou « possède une signification
» ( donc y compris les évidences de la «
transparence » du langage), cette « évidence
» que vous et moi sommes des sujets – et que ça
ne fait pas problème – est un effet idéologique,
l’effet idéologique élémentaire.
C’est en effet propre de l’idéologie que
d’imposer (sans en avoir l’air, puisque ce sont
des « évidences ») les évidences
comme évidences, que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître………..
(8)
La tension entre visible et invisible dans Trellis (mm2) engendre
une lecture insidieuse; quelque chose de caché et matériel
qui travaille dans la représentation et qui transforme
des éléments naissant en quelque chose apparemment
sujet à des effets idéologiques. L’objectif
de la série Closer Than You Think situe le spectateur
dans une stratégie picturale dans laquelle vigilance
et interrogation de l’ensemble est essentielle (9).
L’accent est mis sur la syntaxe et la rhétorique
picturales utilisant de la matière culturellement spécifique
qui est enfouie dans la structure du tableau.
Quelques
notes sur la rhétorique et la syntaxe picturales
Les notions clés qui ont émergé de Closer
Than You Think perdurent dans mon travail actuel. Avant d’aborder
la prochaine étape j’aimerai dresser un plan
de ces discours.
Le discours du ‘spectateur’ (‘The
Beholder Discourse’)
Cette expression a été introduite, me semble
– t’il, dans Art and Language (‘Art et langage’).
Elle fait référence au célèbre
essai de Michael Fried Art and Objecthood (10). Cet
essai est complexe et a engendré une série de
débats depuis sa publication en 1967. Je pense qu’il
y a dans cet essai beaucoup à redire, surtout à
l’égard de sa défense de la peinture et
de la sculpture ‘High Modernist’ Cependant, la
notion clé du minimalisme en tant que théâtralité
et l’idée que d’une certaine façon
la peinture pouvait être anti-théâtralité
m’importe le plus, notamment dans la relation critique
de Closer
Than You Think avec le minimalisme.
Le théâtralité est chez Fried un terme
précis qui provient de son travail sur la critique
picturale de Diderot (11). Pour lui, le terme se réfère
à ce qui existe entre les médiums et à
cet espace où l’oeuvre d’art et le spectateur
se confondent. Dans La place du spectateur (12).
Fried examina de plus près les termes qui pouvaient
contrer la théâtralité. Dans la peinture
du XVIIIe siècle, le terme de théâtralité
pouvait s’appliquer à des figures qui, dans une
composition picturale, s’adressent directement à
notre espace ou à la présence d’un spectateur
imaginaire. La peinture se présente donc non pas comme
une peinture mais comme le continuum de l’espace du
spectateur. Elle fait une déclaration destinée
au spectateur comme pour dire: je ne suis pas une oeuvre d’art
mais comme toi je suis réelle. L’absorption,
par opposition, dépend de ce qui est représenté
et qui ne s’adresse pas au spectateur de cette manière.
La scène et les personnages représentés
sont absorbés dans leur propre perception du monde
et du temps. Le spectateur doit donc négocier l’image
principalement comme une oeuvre d’art qui est mise en
retrait de l’espace du spectateur, plus spécifiquement
comme une représentation et non pas comme quelque chose
de ‘réel’. L’absorption, dans ce
sens historique, dépend d’un mécanisme
interne de la peinture qui peut être considéré
comme une tension interne. En effet, la peinture doit simultanément
se maintenir comme peinture au sens matériel tout en
présentant un schéma pictural. En d’autres
termes, le spectateur doit concilier l’oeuvre objectivement
et subjectivement, alors qu’il ou elle rencontre son
statut d’oeuvre d’art et sa fonction potentiel
d’image. La description par Fried de ‘l’absorption’
en terme de peinture du XVIIIe siècle ne servait pas
son argument dans Art and Objecthood. Elle s’opposait
également à son assertion de la force de la
peinture qu’il soutenait en 1967. Elle servit à
renforcer l’offensive selon laquelle le minimalisme
prenait la peinture d’assaut. Les schémas picturaux
de la peinture du XVIIIe amenèrent l’illusionnisme
à travers la mise en perspective de l’espace,
ainsi que le mimétisme. Ce sont autant d’aspects
qui furent mis de côté du canon de l’abstraction
‘High Modernist’. La survie de la peinture après
le minimalisme peut toutefois être expliquée
en termes de sa capacité d’attirer le spectateur
à l’intérieur d’une oscillation
de forces qui ressemblent beaucoup à celles prônés
comme ‘absorption’ par Fried.
Parallax
L’essai d’Yve-Alain Bois A Picturesque Stroll
Around Clara-Clara (13) présente une autre relation
avec les tendances ‘totalisatrices’ de la pratique
minimaliste d’après-guerre. Robert Smithson fit
la remarque que la célèbre photographie aérienne
de sa Spiral Jetty était une ‘gestalt journalistique’
qui contredit l’objectif clé de l’oeuvre
: situer le spectateur dans une scène en perpétuel
changement. L’intention était toujours que le
jetty soit une ‘promenade’. Bois explique cette
assimilation, par le spectateur, d’une scène
changeante en termes d’effets de parallaxe, là
où la perception d’un objet dépend et
est relative à la position du spectateur. Bois développe
cette idée par référence aux intentions
de Richard Serra pour son oeuvre monumentale Clara-Clara.
l’inclinaison de deux vastes plaques d’acier produit
un jeu d’effets parallaxes de sorte que le spectateur
ne peut jamais envisager ou maintenir une appréciation
compréhensive de la totalité de l’oeuvre.
En ce sens Clara-Clara peut être décrite comme
une sculpture qui défit les effets gestaltiques. Le
spectateur doit empiriquement assimiler ce qui est devant
lui puisque les effets de la sculpture ne peuvent être
déterminés à priori comme une chose en
soi. Bois pousse plus loin cette lecture, en tant qu’une
application du pittoresque. Citant René-Louis de Girardin,
Bois écrit :
Le pittoresque est avant tout une lutte contre la réduction
de tous les terrains à la platitude d’une feuille
de papier… (14). Ainsi, comme avec l’absorption
et l’anti-théâtralité, les effets
de parallaxe et le pittoresque peuvent être analysés
comme des techniques de rhétorique qui s’opposent
aux effets à priori du gestalt minimaliste. La relation
avec le pittoresque sera développée plus tard.
Platitude et Epaisseur
Un exemple de ce que Yve-Alain Bois appelle les deux formalismes
est la manière dont les idées sur la spécificité
du médium se sont développées aux USA
et en Europe tant à travers la pratique artistique
que dans l’aire critique et théorique. Greenberg
privilégiait la planéité et l’opticalité
comme étant le propre de la peinture et ce discours
a été dominant jusqu’à relativement
récemment. Il y a une alternative française,
pour ne pas dire un contre - discours, qui pense la peinture
en termes d’une autre catégorie, le tableau,
terme complexe qui est moins présent dans la pensée
anglo-saxonne. La distinction ici est comment, dans le contexte
français, l’épaisseur’ est privilégiée
comme la spécificité clé de la peinture.
Hubert Damisch a développé cette idée
de maintes manières et sa pensée peut-être
vue comme une alternative à la position de Greenberg.
Sa description de Dessous la Capitale par Dubuffet
est un développement du concept clé d’épaisseur.
« Un tel programme suppose que tous les moyens employés
dans la fabrication du tableau demeurent apparents, et que
le peintre ne sacrifice point à la recherche de l’effet,
laquelle implique toujours quelque idée de dissimulation
et de surprise. Encore Dubuffet n’y reconnaît-il
pas seulement un impératif moral, mais – très
concrètement – le principe d’une esthétique.
Car ce peintre assume toute la part de la peinture que celle-ci
s’appliquait, comme je l’ai dit, à tenir
secrète, et d’abord les dessous dont elle est
riche. Si Dubuffet n’apprécie guère la
pratique par à-plat, c’est que l’observateur
des Dessous de la capitale (la Métromanie,
1943), et le géologue qu’il est devenu par la
suite, aime à travailler dans l’épaisseur
du sol – je veux dire du tableaux - , à en dévoiler
les dessous : gratter le papier, inciser et battre la pâte,
l’écorcher, la fouetter pour en révéler
les couches sous-jacentes, voilà qui lui procure les
satisfactions les plus fortes, et ce n’est pas seulement
par image qu’on a pu dire de lui qu’il mettait
le paysage « à vif ». Mais qu’est-ce
à dire ? Dubuffet céderait-il à son tour
à l’illusion des arrière-mondes ? ne se
satisfait-il pas d’avoir atteint le fond ? lui faut-il
fouiller plus avant encore – au-delà du sol,
gratter jusqu’au sous-sol ? » (15)
L’épaisseur ici ouvre de réelles possibilités
pour penser à travers la peinture — la notion
du travail en relation avec la surface revient à une
idée ‘d’excavation’ du tableau en
plus de la peinture. La référence de Damish
au futur ‘géologiste’ que deviendra Dubuffet
anticipe ce que la surface de la peinture allait représenter,
épistémologiquement et comme objet de connaissance,
pour beaucoup d’artistes français, en particulier
ceux associés au courant Supports/Surfaces.
La description par Damisch du fonctionnement de cette surface
comme une entité matérielle en soi met en question
la notion selon laquelle la planéité de la peinture
est une limite spécifique du médium ainsi qu’une
condition a priori. Greenberg focalise la spécificité
du médium au niveau de la surface plane. L’hyper-réalisation
de l’illusionnisme optique qu’il estimait inhérente
à la peinture, empêche la peinture de fonctionner
matériellement en termes de surface comme ‘épaisseur’.
Supports/Surfaces fut justement une démonstration
de telles possibilités, où la manipulation matérielle
de la surface était considéré comme un
site d’inscription dans la peinture qui mettait en cause
les idées de fond et champ en cours aux Etats-Unis.
L’utilisation par Damisch de l’épaisseur
à travers un nombre de textes à partir du début
des années soixante s’est accompagnée
d’une oscillation de sa relation avec la peinture et,
plus généralement, le tableau. L’utilisation
de la notion de tableau à la place de peinture est
hautement significative et complexe en relation avec la pensée
critique française.
Ply-ground, Mono-ply, Multi-ply & Riposte
Après Closer Than You Think, mon travail est
passé par une étape dans laquelle les notions
que je viens d’aborder constituent une stratégie
de base pour trois séries d’oeuvres liées.
Ply-ground 1998-2000 (cf. illustration n. 3),
Mono-ply,
2000 – 2002 (cf. illustration n°4)
and Multi-ply,
2000 – present (cf. illustration n°5)
utilisent une technique
développée pendant Closer Than You Think
lorsque j’ai commencé à utiliser du ruban
adhésif. J’ai trouvé qu’un faisceau
de peinture avait coulé en dessous du ruban et cela
permettait de re-fonder des morceaux d’une peinture.
Dans les tableaux Ply-ground, l’image de Mickey,
le camouflage et les égouttements sont inscrits dans
différents réseaux linéaires qui s’entrelacent.
Le premier de ces tableaux a un fond noir et les réseaux
linéaires furent masqués avec une première
couche de peinture blanche suivie par du noir et puis couvert
par un motif. Lorsque le ruban adhésif est retiré,
un faisceau de peinture blanche reste autour de tout le réseau
linéaire. Dans Mono-ply le même procédé
est utilisé mais sans les motifs. Le sens ici que chaque
réseau est enfoui dans le tableau est signifiant. Les
tableaux Mono-ply étaient monochromes à
part le halo blanc autour de chaque réseau linéaire
qui indique la sous-couche des peintures. Dans Multi-ply
les peintures sont faites en séries de six, chacun
des six tableaux ayant un fond coloré différent.
Dans chaque tableau, il y avait cinq réseaux linéaires
qui s’entrelacent. Chaque réseau utilise une
première couche de couleur des autres tableaux de la
série, la seconde couleur étant la même
que celle du fond. J’entends à travers ces oeuvres
d’utiliser la matérialité et la construction
du tableau afin de détourner le spectateur vers une
série de lectures. Le principe ici est celui d’une
sorte d’effet parallaxe, plus fortement prononcé
dans la série Ply-ground où chaque
réseau de fond a un motif différent. Dans Multi-ply
le codage de couleur de chaque fond agit comme un détournement
entre les différents tableaux. Ces oeuvres sont fondées
aussi sur l’axe critique planéité/épaisseur
et avec Mono-ply et Multi-ply l’aspect
réducteur de la peinture monochrome est mis en avant.
Dans Riposte
1 & 2 (cf illustration n°6)
cette logique de
construction devient une forme tri-dimensionnelle ou sont
redéployés le Mickey, le camouflage et la grille
qui sont le vocabulaire visuel de Closer Than You Think.
cette œuvre peut être vécue comme une promenade
à l’intérieur de la structure de l’oeuvre,
afin de déterrer ses éléments discrets
; éléments qui sont tantôt singuliers
et évidents, tantôt entrelacés. Ces quatre
séries d’oeuvres mènent directement à
mon travail depuis 2005, les tableaux Sublimey.
Sublimey
J’ai commencé la série blanche et noire
Sublimey en 2002 comme moyen d’intégrer
plusieurs aspects de la série Closer Than You Think
et les tableaux Ply. j’ai aussi cherché
à la positionner de telle sorte que les structures
esthétiques particulières soient matérielles
dans la réception de l’oeuvre. Comme Closer
Than You Think, Sublimey utilise des modes de
représentation où des procédés
de peinture abstraite offrent aussi un examen des forces cuturelles
hégémoniques. Dans Closer Than You Think,
cet aspect fut structuré par rapport à la culture
américaine, populaire (‘pop’), le minimalisme
et plus généralement le contexte d’après-guerre.
Dans Sublimey les reférences et le contexte
sont plus européens, et plus particulièrement
britannique. Une mise en structure formelle de formes et d’images
à l’intérieur du procédé
de ‘re-fondement’ premièrement avancée
dans les tableaux Ply-ground est au centre de la
construction de ces oeuvres. Cette diversification de motifs
en figure ou en fond à l’intérieur d’une
‘scène’ et de l’oeuvre comme tableau
est liée à l’objectif de structurer la
peinture autour d’effets parallaxes ; à savoir
une série d’interpellations rhétoriques
et formelles qui empêchent une lecture totalisante,
ou gestaltiques de l’oeuvre. Le contexte européen
est ici consolidé autour d’un débat esthétique
du XIXe siècle entre les deux extrêmes ; le sublime
et le beau. Le développement par Uvedale Price du pittoresque
comme un point central entre ces deux pôles et même
comme une correction de leurs excès est une référence
importante pour Sublimey (16). Nombre de procédés
et de stratégies en sont dérivés. Comme
avant, il y a d'abord le procédé d’inscription,
de ‘re-fondement’, à travers l’usage
de ruban adhésif masquant, d’un élément
distinct dans le régime pictural. Cela a l’effet
de ressembler à un collage d’une forme ou d’une
image dans le tableau. L’effet de faux collage est une
façon d’articuler l’ensemble plutôt
comme une série de disjonctions distinctes et discrètes
que comme un espace uniforme et synthétisé.
De plus des opérations picturales animent l’espace
entre la surface virtuelle de la peinture et sa fonction comme
support d’inscriptions d’images ou de formes.
Comme dans Closer Than You Think, les images sont
couchés dans la surface de la peinture, jouant ainsi
entre entité discrète qui est lisible et évidente,
ou sujette à son environnement ou même paraissant
être de la matière informe. L’aspect pictural
renforce aussi le statut de la peinture comme surface. Il
est plat et lorsque la surface est mise en biais de sorte
que la peinture coule le long d’un axe vertical ou horizontal,
il exprime son potentiel à l’intérieur
d’un espace de peinture étendu. Le jeu entre
stratégies picturales, forme et inscriptions d’image
établit une grille dans laquelle des évènements
picturaux coïncident, créant une scène
composée de plusieurs couches qui opèrent dans
un ordre de visibilité, d’invisibilité
et d’effacement.
Le processus de sélection d’image et de transcription
est devenu vital pour mon travail. Pour une large part les
images sont trouvées sur internet en fichiers à
faible résolution. Après une mise au point dans
Photoshop, où elles sont schématisées
en graphismes noirs ou en silhouettes elles sont imprimées
et projetées sur la toile par l’intermédiaire
d’un projecteur. Ce procédé est à
la fois proche et distant. Je pars de l’aporie qu’est
l’internet, de la transcription en schéma, à
la proximité physique avec la toile dans l’atelier
assombri. Le proche et le distant sont comme l’inversion
d’une perspective des proche, moyenne et longue distances.
En outre, cette réalisation de l’image a quelque
chose en commun avec le readymade /objet trouvé. La
retranscription ici est une recontextualisation de l’image
comme objet. C’est une problématique du collage.
L’échantillonnage et la prise d’images
pour Sublimey est devenu un processus en lui-même. Les
différentes catégories d’image ont mis
en lumière des mécanismes picturaux distincts
qui sont le résultat des qualités rhétoriques
des images. Sublimey 3, 23 et 26 (cf illustration
n°7) utilise la tête comme motif ; la silhouette
d’un monarque, Elizabeth II d’Angleterre, et deux
images crâniennes.
En tant qu’images de têtes, tous deux ont des
qualités iconographiques : dans le cas du monarque,
le regard panoptique et insidieux et dans le cas du crâne,
la mortalité et la vanité. Dans chaque cas,
la transition entre la référence réelle
de l’image et sa signification iconographique sont axiomatiques
dans l’incorporation matérielle des images dans
le régime pictural. Le passage du réel vers
l’iconographique est souligné par l’incorporation
des images dans les tableaux ; l’échelle anthropomorphique
et l’orientation verticale de la toile et ce sens que
l’image se déplace à l’intérieur
et à travers le champ de signification. Dans d’autres
œuvres, l’aspect lexical détermine la relation
entre images et la construction de la peinture. L’extinction
et la temporalité sont des thèmes récurrents
pour de telles images : dinosaures, squelettes, machines et
objets obsolètes. Certaines images, telle la guitare
Fender Stratocaster et la mitraillette AK47, évoquent
des associations iconographiques avec un potentiel allégorique,
images qui sont au centre d’une série de peintures
couleurs que je réalise actuellement et que j’ai
provisoirement intitulée Nevermind.
Mon intention, de Closer Than You Think à
Sublimey et maintenant dans Nevermind,
(cf illustration n°8) est de positionner le spectateur
dans une relation active avec les tableaux.
En localisant l’image
à l’intérieur d’un régime
visuel et pictural, le tableau offre son dispositif au spectateur
afin de lui donner un sentiment de l’oeuvre qui oeuvre.
Pour résumer, les idées que je présente
sont une sorte d’éthique de construction et de
représentation. Ce régime n’assouplit
pas les demandes de la pratique quotidienne de la peinture
; l’expérimentation, les accidents et l’intuition,
pour ne pas mentionner le succès ou l’échec
de la réception de l’oeuvre.
© texte & images, Mick Finch, 2005.
Traduction par Thomas Romer
Notes:
1. Michael Fried, Art
and Objecthood, University of Chicago Press, Chicago
and London, 1998. pp 33 – 40 aussi dans Art
in Theory 1900-1990, Blackwell Oxford UK & Cambridge
USA.
2. Donald Judd, Specific Objects, in Judd, Complete
Writings, Halifax Nova Scotia,1975 auusi dans Art
in Theory 1900-1990, Blackwell Oxford UK & Cambridge
USA.
3. Ibid.
4. Robert Morris, Notes on Sculpture 1-3, in Art
in Theory 1900-1990, Blackwell Oxford UK & Cambridge
USA.
5. Serge Guibaut, How
New York Stole the Idea of Modern Art: Abstract Expressionism,
Freedom and the Cold War,
Chicago, 1985.
6. Yve-Alain Bois, Painting
as Model, Cambridge USA, 1990, dans l'Introduction:
Resisting Blackmail, pp xi – xxix.
7. Louis Althusser, Idéologie et Appareils Idéologiques
d’Etat, publiée dans La Pensée, Paris,1976,
pp 3-38. English version in Art
in Theory 1900-1990, Blackwell Oxford UK & Cambridge
USA pp 928-936.
8. Ibid.
9.Voir aussi: Painting
As Vigilance, Contemporary Visual Art Magazine (15),
London ; New
Technology, New Painting?, Contemporary Visual Art
Magazine (17), London and , Night
Shift, dans le numero hors serie de Contemporary
Magazine (58), ' The Situation of Painting'. All these
texts can be found at http://www.mickfinch.com/texts.htm
10. Michael Fried, Art
and Objecthood, University of Chicago Press, Chicago
and London, 1998. pp 148 – 172.
11. Michael Fried. Absorption
and Theatricality: Painter and Beholder in the Age of Diderot,
Chicago,1980.
12. Ibid.
13. Yve-Alain Bois, Promenade pittoresque autour Clara-Claradans
la catalogue de l'exposition de Richard Serra, Centre Georges
Pompidou, Paris,1983. Version anglais - A Picturesque
Stroll Around Clara-Clara dans October:
the first decade, 1976-1986 MIT press,1987
14. Ibid. Quotation by René-Louis de Giradin, De
la composition des paysage (1777), Editions du Champ
Urbain, 1979, p19.
15. Hubert Damisch, Fenêtre
jaune cadmium, Seuil Paris, 1984, pp99-120.
16. Uvedale Price On
the Picturesque, 1794 Essay on the Picturesque, 1796-8
et 1801,