Article dans le catalogue de l'exposition
'plus près que vous ne le croyiez', 
Galerie Art & Patrimoine, Paris, 1998.

Une année avant sa mort, en 1987, Andy Warhol produisit une série de tableaux qu'il intitula tout simplement "Camouflages". Mesurant parfois plus de quatre mètres de long et presque trois mètres de haut, les surfaces de ces tableaux furent réalisées à l'aide de techniques mécaniquement reproductibles par l'utilisation de la sérigraphie avec davantage d'applications à base de peinture synthétique polymère sur toile. La série "Camouflages" constituait la dernière partie d'une série plus étendue de tableaux réalisés au cours des dix dernières années de la vie de l'artiste, tous étant apparemment "abstraits", stratégiquement situés et faisant référence à une histoire antérieure de la peinture "moderniste" ou abstraite. Ces tableaux semblent en fait s'offrir tel un ensemble de "citations" d'importants artistes abstraits du vingtième siècle, transformant les origines les plus privilégiées de l'abstraction. Ainsi chaque série oscille entre une reconnaissance affichée des plus éminents précurseurs de Warhol et la suggestion, adressée au spectateur, d'une répétition connue, d'une parodie même, du passé le plus illustre de la peinture. La plus connue des autres série est sans aucun doute "Oxidation" , qui est une ré-interprétation scatologique des "drips" de Pollock. Un certain nombre de tableaux "abstraits" sont également inclus dans les dernières séries,"Shadow", "Egg", "Yarn" et "Rorschach"; la série "Camouflage" étant la dernière. L'année de sa mort, Warhol a également réalisé un portfolio de huit sérigraphies, dont toutes les empreintes étaient une fois de plus agencées comme des modifications variées, comme des "citations" reproductibles d' "abstractions" de camouflages.

L'utilisation du camouflage dans cette dernière série n'était pas nouvelle pour Warhol. Il avait déjà utilisé ce motif dans un portrait de Beuys, dans une représentation de la Statue de la Liberté et dans la version sérigraphiée de la "Cène" de Léonard de Vinci, également exposés la dernière année de son existence. Sa façon de placer le camouflage dans son autoportrait de 1986, peut même laisser suggérer que ce dernier tenait lieu de "signature" pour Warhol, un signe pouvant être associé à un nom, à un héritage. Mais l'utilisation du camouflage comme motif "purement" abstrait pose un certain nombre de questions qui ne peuvent le réduire à la simple signature du style de Warhol ou à sa démarche stratégique. Autrement dit, je désire suggérer que l'utilisation du camouflage dans les dernières séries de Warhol ne pose pas uniquement des questions sur la réflexivité de la peinture abstraite contemporaine en tant que dépassement de l'héritage du Pop Art. Le mélange inhabituel mais non moins stratégique du vocabulaire de ce courant à celui de "l'abstraction", dans la série "Camouflage" de Warhol, suscite des interrogations sur l'avenir de la peinture après les diverses fins annoncées ces dernières décennies, mais aussi sur le deuil qui les accompagnait. Enfin, les dernières séries de Warhol soulèvent la question de la force de toute revendication favorable à la domination de l'abstraction "pure" et "moderniste". Cette dernière question s'impose d'autant plus que la prépondérance de ces notions d'abstraction "pure" et "moderniste" est reprise par Warhol dans de nombreuses discussions sur l'avenir de la peinture "abstraite", notamment dans celles qui commencent à organiser le moyen de conforter et de soutenir les possibilités critiques de la peinture, ayant trait à sa relation avec, mais aussi à son détachement de, son héritage "moderniste".

L'utilisation du camouflage dans les dernières séries de Warhol offre la possibilité de confronter deux histoires de la peinture apparemment inconciliables avec le vocabulaire du Pop Art, désormais explicitement lié à la tradition "Expressionniste Abstraite" qu'il était supposé détrôner. Les tableaux de la série "Camouflage" semblaient s'assigner comme but le plus immédiat d'ironiser quasi-délibérément sur les tendances historiques de l'abstraction dans l'art pictural du vingtième siècle. D'après sa seule échelle, la série "Camouflage" énonce et parodie clairement l'histoire des objectifs les plus ambitieux de la peinture abstraite qui voulait créer un art progressiste aux dimensions monumentales. Elle a curieusement ré-articuler la valeur de termes tels que le "color-field" ou le "all-over". En rappelant ses utilisations et son contexte militaires, le camouflage re-situe également les termes de la peinture d'"action"; comme si les "drips" de Pollock, déjà évoqués dans la série "Oxidation", était le produit de quelques minuscules "soldats" automatisés plutôt que celui du travail du héros effronté si célèbrement représenté dans les photos de Hans Namuth. Comme l'a suggéré Thomas Kellin, le nombre de " citations ", qui ne cessent de s'accumuler dans toute cette série, tout comme le choix des couleurs de certains tableaux, déplacent le sens militaire premier du camouflage vers celui du disco psychédélique, évoquant les années 60, ou faisant référence à ce que Harold Rosenberg a appelé les " murs peints apocalyptiques" des "Peintres américains d'Action"; l'étendant même jusqu'à englober et ré-interpréter "Les Nymphéas" de Monet dans l'Orangerie tout autant que les dernières "gouaches découpées" de Matisse. Bref, l'une des plus célèbres histoires du "Modernisme", et l'une des mieux racontées, est inscrite, illustrée, sur quelque chose d'aussi simple et banal qu'un énorme panneau de camouflages, avec ses effets d'optique et sa "platitude". Elle doit ainsi faire face à son image, réduite à un ensemble de formules et de parodies prescrites. L'histoire du modernisme est en somme vidée de toute profondeur, de tout art, de toute histoire et de toute signification expressive par une présentation auto-référentielle et calculée, mais impersonnelle, d'effets stratégiques de surface et de provocations certaines.

Si la série " Camouflage " de Warhol est réputée comme étant particulièrement effective de par son économie, son humour et sa lucidité, et si l'on peut attester de l'influence incontournable que cette dernière série de tableaux a eu sur les termes critiques et la " nature " de la récente peinture abstraite, cela repose sur les façons dont les articulations et les champs de couleurs purement abstraits, expressifs et formels, furent non seulement achevés mais également constitués comme une histoire pouvant être récitée et redite dans des styles identifiables et reconnaissables. Ces derniers sont donc des aspects, des codes d'un passé " moderniste ", immédiatement associés à des noms d'artistes ou à des tendances de générations spécifiques, et leur " unité " historique suggère que ces codes peuvent être à présent " lus ", manipulés et répétés consciemment comme des " signes " identifiables et reconnaissables, comme des " images " passées de l'art pictural. C'est en tant que " styles ", " codes " et " signes " bien plus qu'en tant que gestes d'expression ou de composition d'éléments abstraits, en tant que représentation de tableau bien plus que comme un vocabulaire historique sanctionné par ses conventions, que l'exposition et l'exhibition réflexives de motifs abstraits, tels que le camouflage, étendent les références traditionnelles de l'Histoire de l'art du " Modernisme " à un niveau plus large, atteignant une signification et des implications technologiques, politiques, économiques, culturelles et sociales. Ces implications sont saisies dans l'étalage des références que les " codes ", les " signes " et les " images " de formes abstraites semblent maintenant incarner (les titres des dernières séries de Warhol organisent clairement les références et les possibilités de représentations suggérées à partir de ces " codes " et de ces " signes " abstraits .). Par extension, ces signes d'abstraction ont la capacité de s'approprier et d'exploiter un plus grand nombre de problèmes contemporains, permettant la cartographie des métaphores technologiques sur la peinture et ainsi l'apparente garantie de sa pertinence critique contemporaine, notamment par les métaphores d'" écrans ", d'" interfaces ", de " scansion " et d'" informations ".

Le camouflage suggère donc par son ironie que l'histoire de l'abstraction du vingtième siècle n'est devenue qu'une simple étude du mur peint décoratif au cœur même des revendications les plus ambitieuses de l'art moderne ; le camouflage ne serait qu'une perverse allégorie de tous les progrès héroïques de l'avant-garde. Parallèlement, la tradition hermétique et abstraite du " Modernisme " semble parvenir à sa fin avec Warhol, sans éclat ni complainte, mais comme un jeu manufacturé de signes, de codes, de métaphores et de travestissements stylistiques notables, circulant inlassablement telle une image de la peinture, blasonnée d'une pléthore de couleurs immédiatement identifiables par la culture populaire, les médias, la publicité, et même l'armée. Un métissage éclectique ou pluraliste des attitudes et des postures est célébré après la fin de la tradition, des conventions et des contraintes " modernistes ". En somme, la dernière série de tableaux " abstraits " de Warhol dépasse dialectiquement le passé " moderniste " de la peinture tandis qu'elle inaugure une revendication particulièrement puissante en faveur de la pertinence contemporaine de l'abstraction comme signes reproductibles et pouvant être référencés, ayant des implications métaphoriques. En effet, c'est ce mouvement de référence à l'histoire de la peinture, réduit à un ensemble reproductible de signes stylistiques, qui rend possible une large discussion sur l'œuvre " abstraite " contemporaine ainsi que sur ses revendications concernant l'avenir de la peinture. En élargissant les termes des séries " abstraites " de Warhol et en les appliquant à toute son œuvre, les récents arguments en faveur de la poursuite de l' " abstraction " en peinture s'avèrent capables de promouvoir " une critique de la représentation " alors que parallèlement, ils évitent tout " retour " à la figuration : la peinture se maintenant comme critique sociale passant précisément par la réunion et l'orchestration des formes abstraites comme signes chargés d'implications " expressives " et métaphoriques. Ainsi, ce qui apparaissait au début comme une reconnaissance contradictoire de deux traditions du vingtième siècle apparemment  distinctes ( celles du Pop Art et de l'Expressionnisme abstrait) se révèle plutôt être un jeu dialectique des tendances historiques de l'art, arbitré par la domination du populaire sur l'Abstraction : une histoire tranchée de façon décisive par Warhol lui-même, et reprise ensuite dans les termes d'une défense plus récente de la pertinence sociale et critique de la peinture abstraite dans un contexte contemporain.

La lecture des implications et des influences de la série " Camouflages " de Warhol, serait alors plus ou moins, une invitation à tester l'étendue de la connaissance historique de chacun sur le champ des références que ces œuvres semblent exprimer, ou soulèverait plus ou moins la question des possibilités d'existence d'un mouvement au-delà de certaines limites du " modernisme " en quelque chose que nous pourrions peut-être souhaiter préfixer d'un " post ", de façon presque estimative, presque historique. L'hétérogénéité des références culturelles ou des médias, soulevée par l'œuvre de Warhol, se substitue désormais aux déterminations téléologiques des progrès historiques de l'art : pluralisme, métissage, libre cours à l'arbitraire et signes stylistiquement déterminés subrogent aux revendications en faveur d'une réduction essentialiste ; une politique inclusive et une vue d'ensemble des questions concernant la technologie remplacent l'ontologie et la focalisation sur l'exploration rigoureusement exclusive des conventions du médium ; l'inspiration irrévérencieuse des tableaux " piss " de Warhol, se substitue clairement à la piété de la célèbre notion de " pureté " de Clément Greenberg. Par dessus tout, travailler en passant par l'héritage de Warhol et du Pop Art, permet à la peinture de regagner une position prédominante, après plusieurs décennies de souffrance qui furent jugées respectivement comme l'effet de son inconséquence historique, théorique et critique. Cette dernière, une fois annoncée par une interprétation du Pop Art et de son héritage, a été remplacée par une compréhension plus nuancée des dernières œuvres de Warhol, une situation mise en place par Warhol lui-même dans les dernières années de son existence, et reprise encore aujourd'hui comme dimension de l'avenir de la peinture abstraite. En somme, cette première inconséquence de la peinture comme médium autonome, a été remplacée par la reconnaissance, l'exposition et la démonstration de la contingence du tableau comme outil critique, théorique et historiquement déterminé. La capacité et la volonté d'englober cette contingence seraient alors une mesure, non seulement, de la capacité et de la volonté de la peinture d'affronter son avenir mais aussi du déplacement de toute focalisation sur la peinture comme médium autonome vers une étude de ses moyens d'exploration et de soutien des différences critiques et de sa nouvelle pertinence socio-culturelle dans le monde contemporain.

Face à cette série récente de Mick Finch, oscillant entre les différents tableaux, nous sommes immédiatement confrontés à deux histoires de la peinture apparemment inconciliables, exposés à deux pratiques du passé distinctes en apparences, celles de l'Abstraction et du Pop Art, à présent réunies dans cette même œuvre. Autrement dit, cette série est disposée comme si elle était le dénouement présent de sa dépendance historique et critique, comme si le " sujet " même de ces tableaux était aussi une reconnaissance et un aveu de leurs conditions préexistantes et de leurs sources disjointes. C'est en ce sens que les tableaux semblent se tenir devant nous, comme s'ils avaient été marqués par le récit de leur naissance, par leur processus conceptuel et physique et par leur façon de se réaliser. Leur nature relève peut-être moins de l'auto-justification, l'auto-affirmation et l'auto-conviction que de la façon inévitable dont l'œuvre suppose, reconnaît, déploie, et montre la dimension de sa contingence.

La première histoire que l'œuvre rappelle est plus ostensiblement l'histoire de l'abstraction et plus particulièrement celle du langage de l'abstraction, d'un ensemble de conventions picturales, qui voyage entre un modèle ou une ornementation explicite et un maniement plus conscient des effets de surface, entre un processus et des motifs décoratifs et répétitifs, entre des formes géométriques " hard-edged " et une gestuelle plus spontanée en surface.

Par le positionnement de rayures verticales et adjacentes, le choix de formes abstraites et singulières est peut-être rendu plus visible dans ces tableaux où la prééminence est placée au niveau de la forme propre et à la limite extérieure de la toile. La verticalité dominante de ces rayures est ensuite renforcée par de plus nombreuses rayures fines et horizontales, qui s'entrelacent aux verticales, comme si elles créaient un harnachement reliant les toiles entre elles. Chaque tableau semble ainsi se composer rigoureusement par le biais d'une série de liens symétriques, cohérents et par des éléments formels ; l'œuvre se constitue au sein de, et en tant que, cette surface de couleurs variées et cette trame faite de dégradés chromatiques. L'apparence de cette trame est également renforcée par les ruptures occasionnelles et symétriquement égales des rayures verticales, marquées par des gouttes, des ajouts ou des suppressions de peinture, des ruptures toutes plus ou moins spontanées, qui ne perturbent pas l'impression générale de maîtrise des applications et cohésions de la peinture sur la surface, du jeu des dessins qui se donnent à voir. Par delà cet ensemble se dégage une impression supplémentaire: la série semble présenter un mouvement méticuleusement orchestré de tensions optiques articulées, tensions rendues apparentes par les déplacements structuraux et les dégradés chromés des éléments visibles des tableaux. Grâce à ces gouttes, nous prenons particulièrement conscience de l'exigence de la maîtrise du tableau, du calcul de leur longueur, de leur symétrie parfaite, ainsi que du travail horizontal du tableau (car les gouttes coulent vers l'extérieur, en relation avec les bords de la toile). La signification est donc forte et mesurée, l'œuvre entière est une machinerie visuelle, de gravité et d'anti-gravité, d'horizontalité et de verticalité, de surface plane et de relief, de contractions et d'expansions, de séquences décoratives et d'autres plus spontanées, de l'instantanéité des " gouaches découpées ", du pochoir imprimé, et des bords dissociés du tressage et de l'infiltration infinie de couleurs.

Formulé ainsi, il serait alors possible de suggérer que les tableaux sont également composés d'une série de " citations " issues de l'histoire de l'abstraction et que cette ostentation d'effets de surface méticuleusement maniés, nous rappelle les citations des œuvres issues de l'art abstrait du vingtième siècle. Autrement dit, ces tableaux semblent quasiment souligner leur façon de créer les effets visuels, effets d'un côté inscrits par la rigueur calculée des éléments formels et chromatiques, et de l'autre, par la tentation de donner à ces effets des correspondances ou des sources plus précises, la tentation même de les associer à certains noms prestigieux ou à des mouvements d'histoire de l'art antérieurs. Face à l'héritage de Warhol, cela suggérerait que ces tableaux semblent hésiter entre la reconnaissance de l'abstraction comme style, ou histoire de styles, ou comme une série de conventions picturales, désormais réutilisables comme vocabulaire spécifique. Parallèlement et toujours comme condition de l'héritage de Warhol, cette œuvre semble évoluer au sein d'une crise inquiétante, difficile mais non moins stratégique entre son style identifiable, sa singularité qui est aussi sa " signature ", et les façons dont ces tableaux transmettent la narration de leur dépendances historiques et critiques. En réalité, cette signature unifie les tableaux en série et donne la parole non seulement au jeu des sources historiques mais aussi à la lecture de leurs éléments formels comme signes autonomes et culturellement identifiables.

Considéré en ces termes, c'est ici que le motif du camouflage entre en scène. Manifeste dans la série " Trellis ", chaque œuvre est soulignée par un cadre ornemental, modelé ou décoratif. Evoquant apparemment le motif du camouflage, ces bords constituent un dispositif d'encadrement qui rend à la fois explicite le format de la toile et l'absence de cadre réel qu'ils remplacent. Parallèlement, le camouflage délimite l'intérieur du tableau où les rayures peintes et griffonnées reposent, verticalement et horizontalement, en travers d'une surface intérieure rectangulaire, tout en s'infiltrant à l'extérieur des limites du camouflage. Le jeu entre les bords de ce dernier et les rayures horizontales et verticales tend à renforcer l'impression que le centre de ces tableaux avance vers l'observateur tout en reculant. Ces toiles se vident, tandis qu'elles dissimulent ce qu'elles semblent également désirer montrer. Les bords du camouflage semblent jouer un rôle structurel non seulement dans la composition générale mais aussi dans les stratégies conscientes et articulées qui tendent à créer des effets de surface très spécifiques. En fait, ce n'est sûrement pas une coïncidence si le camouflage rend visible son éventuelle invisibilité dans des contextes stratégiques et spécifiques, car avec ce motif, les choses sont toujours soit plus proches que vous ne le pensez, soit plus éloignées, fascinant le regard par une sorte d'effet magique. De la façon la plus paradoxale qui soit, le camouflage, par son motif hautement manifeste, étale et démontre son invisibilité. C'est le signe même de sa dissimulation. Il fonctionne mieux lorsque son identité de motif composé est subsumée et recomposée dans un contexte homogène, son caractère remarquable et sa configuration de couleurs servant à garantir son éventuel effacement. En tant que signature de ces tableaux en général et comme signature chargée d'une histoire spécifique, il y a probablement aussi une stratégie et une tactique conscientes dans le travail et la manœuvre du camouflage dans le champ du tableau ainsi que dans sa façon de promener notre regard à travers sa surface. 

D'un côté, l'utilisation du camouflage semble donc situer ces tableaux dans une lignée spécifique, établie par Warhol, et manifestement liée au mouvement et à la transformation de l' " abstraction " en une série de signes et de codes identifiables. A ce niveau, les tableaux deviennent des " représentations " de la peinture, offrant la possibilité de dépasser le " tableau " comme médium et de demander qu'il se ré-établisse en d'autres termes, selon une autre perception de l' " abstraction ", peut-être même de penser la nomination et la re-découverte d'une signification radicalement différente de celle du passé. Afin d'établir ces différences, l'œuvre tend à se distinguer en refusant les termes ou les conventions traditionnelles du " tableau " comme médium. Le camouflage serait donc le signe de cette différence, le signe d'un complément apporté au rôle plus traditionnel du tableau dans l'histoire de l'abstraction, un moyen de dépasser toute signification des arguments essentialistes et réducteurs du " Modernisme ". Il constituerait l'emblème des effets critiques que l'œuvre cherche à imposer, et le symptôme bien connu des stratégies visuelles auto-référencielles employées dans ce processus.

De l'autre côté, la spécificité avec laquelle le camouflage est manié dans cette série, semble placer l'œuvre au-dessus de toute réconciliation dialectique entre l' " abstraction " et le " Pop Art ", quoique les références à Warhol puissent laisser supposer. En ce sens, le camouflage est moins une " représentation " ironique des tableaux en eux-mêmes, moins un moyen de garantir à l'œuvre une pertinence critique contemporaine, qu'une façon de démontrer, en tant que signe, dans quelles conditions une chose apparaît dans le champ de vision. Par cette série de dispositifs d'encadrement et de trames chromatiques, méticuleusement maniés, et par la manipulation réflexive et l'orchestration des effets de surface, les tableaux semblent manœuvrer tel un prestidigitateur muni d'un jeu de cartes. Le camouflage place au premier plan le centre des tableaux comme s'il était source d'énigmes, comme si une chose se retirait et se dissimulait d'autant plus qu'elle ne se montrait et se révélait. Cette série nous laisse pressentir que nous pourrions commencer à percevoir ce que les tableaux nous cachent, par leur ostentation même. Plus ils apparaissent évidents et plus ils semblent dissimuler quelque chose sous ou au sein même de leur surface. Et c'est en ce sens que la série tente moins de transformer la peinture en une représentation ironique et parodique d'elle-même, par l'utilisation du camouflage comme citation, qu'un moyen de démontrer l'auto-exposition de l'œuvre à ce qui paraît toujours l' " ailleurs" de la peinture. Autrement dit, le camouflage révèle quelque chose qui n'est pas simplement ajouté à la peinture, un signe ou une source superflue par laquelle l'œuvre trouverait et signalerait désormais un certain degré de pertinence critique ; au contraire, il révèle le centre de cette série de tableaux comme une opacité ou une absence, comme la source et l'origine de la différence spécifique de l'œuvre qu'il expose et révèle simultanément, comme une invisibilité qui tel un charme, reste étrangement et magiquement visible sous nos yeux.

C'est à ce stade que l'autre référence au Pop Art et à la culture de masse gagne progressivement le premier plan et se révèle également à travers et au sein même de cette série de tableaux. De l'incessante dissimulation de ce que les tableaux semblent représenter, du retrait de ce qu'ils semblent exposer à l'observateur, du caractère énigmatique avec lequel une chose tissée apparaît à travers l'entrelacement des infiltrations de couleurs, ou encore de l'apparente émergence d'une chose du dessous ou de l'intérieur de la surface des tableaux, ou bien même au travers des espaces vides créés par les trames, ou enfin par la révélation d'une série d'empreintes progressivement identifiables par les pochoirs répétitifs...plus ces tableaux révèlent ce qu'ils dissimulent et plus l'observateur se retrouve face à l'empreinte et à l'image répétitive des contours de la tête de Mickey Mouse ou seulement de certaines parties identifiables. Autrement dit, plus nous commençons à identifier les traits, le pochoir, la silhouette et les fragments de Mickey Mouse dans toute cette série de tableaux et plus nous percevons la manipulation fortement marquée des éléments abstraits, qui furent assemblés pour tromper l'observateur et le mener dans un piège magique, fascinant et étrange. En fait, après ces premières identifications et reconnaissances, nous réalisons à présent que le célèbre personnage de Disney émerge sous de nombreux aspects et ce dans un champ de signes abstraits, nous forçant à retourner sur nos pas, sur chaque tableau, nous incitant à localiser et à identifier d'autres références relatives à cette icône fragmentée, insérée dans le jeu abstrait des effets de surface, nous taquinant à nouveau sur les indices qui pourraient nous avoir échappés alors qu'ils étaient juste sous nos yeux.

Evidemment, rien ne pouvait être plus caractéristique d'une référence à la culture de masse que Mickey Mouse, le plus prestigieux et le plus connu des personnages dans l'illustre histoire de Disney. Pouvions-nous imaginer meilleur représentant de la culture populaire, source plus éminente et symbole plus prestigieux du Pop Art dans son ensemble. Bien sûr, Warhol lui-même a mentionné et joué avec l'image de Mickey dans plusieurs de ses œuvres, tout comme il a mentionné Marilyn et joué avec Coca Cola. En fait, tant d'artistes ont maintenant retravaillé la silhouette de Mickey depuis sa création, que des livres furent publiés sur son influence en art contemporain. La reconnaissance de cette silhouette dans cette série de tableaux corroborerait alors l'argument selon lequel la peinture abstraite contemporaine ferait référence à la culture de masse afin de se retrouver exposée, ou d'exposer en elle-même, une chose radicalement différente de la pureté austère de la peinture " moderniste " abstraite. Mickey est donc le signe de la différence au sein d'un champ de signes abstraits, une sorte de métaphore de l'autre dans l'histoire des styles abstraits, une allégorie de l'épuisement du " modernisme " mais aussi de son kitsch radical, apparemment réprimé par la confiance téléologique qu'il se porte et ses ambitions héroïques. Autrement dit, Mickey peut apparaître ici soit comme une métaphore, un symbole, une allégorie, une image soit comme le refus de distinguer le fonctionnement spécifique de cette icône dans le champ visuel, ou encore son insertion comme prétexte au sein des éléments les plus abstraits de l'œuvre. Ces questions semblent moins pertinentes que celles liées à sa capacité à déplacer, de façon explicite et provoquante, la " pureté " ostentatoire, la réduction et le formalisme de la peinture " moderniste " abstraite. Le " Modernisme " s'achève, sans éclat ni complainte, mais plutôt grâce à une sorte de pochoir enfantin d'un Mickey, ironique et gesticulant de manière facétieuse, s'efforçant de voir à travers la répétition toute aussi facétieuse et auto-référentielle de la trame, cette figure la plus emblématique du modernisme.

Pourtant, tout comme l'utilisation du camouflage, l'image de Mickey peut être sujette à un certain nombre d'interprétations. Suivant l'exemple de Warhol, on peut supposer que l'icône figure une opposition nette et explicite à l' " abstraction moderniste ", un moyen de garantir à l'abstraction contemporaine un degré de pertinence critique et d'éloigner ainsi la peinture d'une focalisation exclusive sur la spécificité et la " vue réductrice " de son médium. Parallèlement, Mickey peut davantage être perçu comme un prétexte permettant de repenser l'identité de la peinture en soi plutôt que comme la simple addition d'un signe superflu à d'autres signes pré-existants et tout aussi reconnaissables de l'abstraction. La spécificité de son emplacement à travers les différents tableaux, impose la reconnaissance du mode d'expression et d'apparition des choses. En fait, l'attention particulière accordée aux inscriptions différenciées et hautement spécifiques de cette silhouette à travers la surface des tableaux, paraît plus importante et plus pertinente que son rôle plus explicite d'image principale ou de symbole de la culture populaire. Aussi attentifs à la fragmentation de l'icône dans chacun des tableaux que dans la série entière, conscients à présent de notre capacité à " reconnaître " et à " identifier " cette silhouette presque instantanément à l'aide d'une seule partie de son corps et attentifs encore aux différentes subtilités des effets de surface et des empreintes du pochoir, nous pourrions commencer, en suivant la logique de la perception de toute la théorie psychologique du gestaltisme et en fonction de la familiarité générale et de l'omniprésence de l'image de Disney, à saisir le fonctionnement de cette reconnaissance et de cette identification instantanées des fragments et des silhouettes de ce personnage. 

Il est donc significatif que l'artiste ait spécifiquement rappelé que l'origine de l'image était moins une référence au Pop Art, à Warhol ou encore une vague indication de la culture populaire en générale, qu'une affiche publicitaire à l'entrée de l'Eurostar, gare Waterloo à Londres. Sur cette gigantesque publicité surplombant l'entrée, un fragment de Mickey Mouse (un œil et une oreille familièrement modelée) semble scruter l'extérieur de l'affiche, l'œil et l'iris doublant de volume et représentant le tunnel par lequel les passagers traverseront la Manche en direction de la terre promise, Eurodisney. Suivant la logique de toute l'imagerie du gestaltisme, la simplicité formelle et l'économie des ellipses concentriques composant la tête, l'oreille, l'extérieur de l'œil, l'iris et le reflet de lumière sphérique, supposent que la fragmentation métonymique de l'image soit immédiatement reconnue comme non seulement une partie du " tout " imaginaire de Mickey, mais aussi comme étant capable parallèlement de redoubler une image abrégée du tunnel de l'Eurostar lui-même. La reconnaissance et l'identification du gestaltisme semblent fonctionner comme le jeu de mots joint à l'image sur l'affiche . La légende est : " The magic is closer than you think... ", (" La magie est plus proche que vous ne le pensez ... "). On pourrait alors supposer que l'intérêt de l'artiste, dans cette manipulation autrement banale et dans cette promotion d'effets, est moins la popularité de l'icône de Mickey dans la culture consumériste ou le produit de la globalisation du capital et de son hégémonie culturelle, (ce qui ne serait guère une découverte), que les problèmes de perception des identités incarnées par l'image, l'appui évident sur la reconnaissance requise du gestaltisme par l'observateur, et surtout, la reconnaissance et l'identification du gestaltisme imposée par le problème de la relation existante entre la forme peinte de l'icône fragmentée et celle de l'affiche entière sur laquelle il apparaît. En somme, ces informations d'arrière-plan nous fournissent moins la source, le sens originel ou la signification culturelle de Mickey dans cette série de tableaux, qu'un moyen de signaler à l'observateur le positionnement spécifique de la silhouette ou son inscription soigneusement dissimulée dans un champ d'éléments formels et abstraits. Bref, il se peut que ces informations d'arrière-plan dirigent notre attention sur les spécificités des tableaux à être moins des images ironiques et parodiques de la peinture, qu'un assemblage " formel " d'effets de surface disparates qui donnent à voir le procès de leur réalisation. 

Bien évidemment, ce problème de perception et d'identification peut recevoir différentes interprétations. L'artiste a lui-même rappelé comment l'attention portée, par certains artistes minimalistes comme Robert Morris, aux lectures du gestaltisme, se trouvait être curieusement complice de récentes tendances en publicité et de leurs stratégies visuelles utilisées dans les images promotionnelles. Utilisant Mickey comme " prétexte ", Tristan Trémeau a, dans un récent catalogue, affirmé de façon claire et provoquante que cette série fonctionnait non seulement comme une critique du minimalisme mais également comme une critique de l'histoire de la peinture. Dans une analyse critique plus large, l'utilisation de Mickey dans cette série semble ainsi osciller entre une certaine forme de politique culturelle et une sorte de phénoménologie " naïve ", entre des références concernant l'exploitation commerciale et celle de la théorie psychologique du gestaltisme, entre l'exploration des différences critiques et une analyse de l'implication du spectateur, établissant non seulement le sens de l'œuvre mais aussi sa construction sous nos yeux. En somme, si cette série de tableaux tente de se placer au-dessus des termes déjà établis par Warhol dans ces dernières œuvres " abstraites ", alors elle s'articule autour d'un certain nombre de possibilités critiques dont les termes et les critères requièrent des arguments et une élaboration critique.

Au lieu d'isoler les possibilités et les problèmes soulevés par ces œuvres, nous pourrions procéder à quelques observations finales. Tout d'abord, si les dettes envers les œuvres " abstraites " de Warhol suggèrent que le camouflage et l'image de Mickey sont lus comme des signes appartenant à une étude plus large de signes " abstraits ", alors ces œuvres s'offriront toujours comme de simples images de tableaux. Ainsi, exhibées comme telles, un certain nombre de narrations critiques deviennent alors possibles, la plupart éclairant l'étendue de la culture contemporaine, elle-même devenue rien de plus que la circulation omniprésente des signes, des images, des simulacres et du spectacle. C'est en ce sens que le fonctionnement des tableaux par la juxtaposition, dans un cadre commun, de signes apparemment disparates, s'effacent comme tableaux afin d'être partie intégrante, au lieu d'être critique, de cette série d'images circulant indéfiniment. Ils deviennent images de l'image du tableau. Leur effet proviendra de la reconnaissance et de l'identification de ces signes conflictuels, d'une conscience de l'accumulation de leurs références culturelles et sociales et d'une revendication subséquente en faveur/ de leur pertinence critique. La force de cet effet, ou la possibilité de la mesurer, provient de l'apparente irréductibilité de l'œuvre aux notions " modernistes " de réduction et de " pureté ".

En d'autres termes, cette série semble dévoiler la revendication visuelle selon laquelle l'image de Mickey indiquerait les façons dont l'œuvre représenterait toujours plus qu'elle n'en a l'air, toujours plus que le " simple " tableau qu'elle est, toujours au-delà d'elle-même. Cette " différence " par l'excès expliquerait non seulement la " nature " et la stratégie de l'œuvre mais aussi sa façon de surmonter, de reconnaître, d'étaler et de démontrer, la contingence de la peinture, ses futurs possibles après les dernières œuvres abstraites de Warhol et l'héritage du Pop Art. 

Ces quelques pages ont également essayé de suggérer que l'attention accordée à la réalisation spécifique des tableaux, à la création des effets de surface, à leur mode d'apparition et à leurs articulations " formelles " qui se laissent découvrir, pose un certain nombre de questions plus complexes concernant la " peinture " et l' " abstraction ". Autrement dit, une lecture attentive de l'œuvre induit une perception de la " peinture " qui ne peut se limiter aujourd'hui ni au renouveau des revendications en faveur de l'abstraction ni à une quelconque tentative de réduire les interpellations du médium de la peinture à une juxtaposition de signes chargés d'implications " expressives " et métaphoriques. Si l'œuvre démontre son exposition à ce qui est toujours l' " ailleurs " de la peinture, alors la différence produite par le tableau ne transparaît jamais par l'addition et l'accumulation de signes culturels, de métaphores ou de symboles dont la reconnaissance et l'identification permettraient à la peinture d'être différente de ce qu'elle était. Elle peut être " reconnue " différente et prétendre se positionner au-dessus des termes du " modernisme ", mais elle n'est pas en soi et pour soi " différente ". La simple accumulation et juxtaposition de signes abstraits et de références à la culture de masse ne changent rien d' " essentiel " à l' " essence " de la peinture, à sa réduction, sa " pureté " ou son identité. Ces références seront toujours des " signes " ou des degrés de différence plus qu'un questionnement " essentiel " de la différence fondamentale de la peinture comme un " médium " en rapport avec son altérité. (Que le concept de " médium " puisse encore nourrir ces questions reste en amont de ce travail plus qu'il n'est subsumé par lui).

La lecture ici élaborée tente de suggérer qu'une attention particulière accordée aux articulations " formelles " de cette série de tableaux, révèle que chacun d'entre eux manque toujours de quelque chose, s'exposant toujours à une invisibilité qui est la condition même de la visibilité de l'œuvre, toujours en manque plus qu'en excès. Comme en matière de " magie " et de sortilèges, une chose se cache et se dissimule toujours au sein même de l'exposition et de la révélation de cette œuvre. En effet, elle n'est pas une simple accumulation de signes mais le témoin d'une absence, condition même de leur existence en tant que " tableaux ". Parallèlement, ce qui " manque " dans cette série de tableaux, est moins une absence que l'observateur comble par les reconnaissances et les identifications du gestaltisme que la désignation, par ce manque, d'une incomplétude plus " essentielle " de l'œuvre. En fait, ce sont précisément les différentes empreintes et silhouettes de Mickey qui montrent de manière symptomatique l'incomplétude essentielle de cette série, son manque d'identité. La répétition fragmentée de cette icône révèle plus des tableaux en quête de " substance ", qu'une image ou qu'un moyen par lequel la silhouette de Mickey s'achèverait ou atteindrait une intégralité. Ces tableaux s'exposent à une quête incessante de " sujet " (de ou pour la peinture), des moyens de continuer à peindre "après" Warhol. Ainsi l'œuvre met en  évidence les subtilités "formelles" d'un "pré-texte" servant à peindre Mickey, et expose les tableaux à leur propre manque de sujet, et comme absence de sujet. Ce manque serait donc également une dimension de leur résistance à la reconnaissance et à l'appréhension gestaltiste, une résistance à tout moyen d'enfermer leurs résolutions imaginaires comme images identifiables de la peinture. L'œuvre montre "formellement" les ressources qui déplacent continuellement les tableaux en de simples images d'eux-mêmes. En fait, c'est cette résistance qui constitue l'incomplétude " essentielle " de l'œuvre en tant que tableaux. Et c'est en ce sens enfin, que l'œuvre ne fait pas face à sa contingence historique ; sa résistance et son incomplétude commencent plutôt à constituer une dimension de l'histoire qu'elle désire à la fois assumer comme condition de son avenir mais aussi remettre en question. Concernant cet avenir, il est bien évident qu'il n'existe pas d'image préconçue de la peinture, pas de futur où nous connaîtrions préalablement le passé et la différence des tableaux.

Traduction par Lydia Rapoport.